Le Chant de l'épée
saxonne, mais le Rodbora les avait tenus à distance.
— J’avais laissé des hommes à bord, dit
Steapa.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Une idée m’est venue.
— Je connais ce sentiment, murmurai-je.
Ce frisson dans l’échine, cette sensation que
le danger était proche, il ne fallait jamais l’ignorer. J’ai souvent vu mes
chiens endormis relever la tête et gronder, ou geindre craintivement en me
suppliant du regard. Je sais qu’en pareil cas l’orage menace : mes chiens
ne se trompent jamais.
— Ce fut une belle bataille, commenta
Steapa d’un ton morne.
Nous étions dans la dernière boucle de la
Temse avant Lundene. Je voyais le mur réparé, les pieux qui recouvraient les
pierres romaines. Des bannières flottaient sur ces remparts, pour la plupart
ornés de saints ou de croix, défiant l’ennemi qui venait chaque jour nous
surveiller de l’est. Un ennemi, pensai-je, qui vient de remporter une
victoire écrasante sur Alfred.
Steapa était laconique comme toujours et je
dus le questionner pour connaître les détails. Les navires ennemis, raconta-t-il,
avaient accosté pour la plupart à l’extrémité est du rivage, attirés par le
grand feu, et le Rodbora et sept autres navires saxons étaient à l’ancre
plus à l’ouest. Les Saxons avaient tenté de s’y réfugier et Steapa avait édifié
un mur de boucliers pour protéger sa position pendant que les fuyards
embarquaient.
— Æthelred a réussi à arriver jusqu’à toi,
dis-je aigrement.
— Il court vite.
— Et Æthelflæd ?
— Nous n’avons pu retourner la sauver.
— Non, je m’en doute.
Je savais qu’il disait la vérité. Æthelflæd
avait été encerclée par l’ennemi alors qu’elle était avec ses suivantes auprès
du grand feu, tandis qu’Æthelred accompagnait les prêtres en train d’asperger d’eau
bénite les coques des navires capturés.
— Il n’a pas voulu y retourner, avoua
Steapa.
— Il aurait dû.
— Mais nous ne pouvions, alors nous
sommes partis.
— Ils n’ont point tenté de vous en empêcher ?
— Si.
— Et ?
— Certains sont montés à bord, mais nous
avons réussi à fuir.
J’imaginai Steapa décimant leurs attaquants. Les
Danes, me dis-je, auraient dû essayer d’empêcher les navires de fuir, mais six
avaient réussi à gagner la mer.
— Huit en ont réchappé, ajouta Steapa.
Deux navires saxons avaient donc réussi à
embarquer leurs hommes et je frémis à la pensée de ce carnage.
— As-tu vu Sigefrid ? demandai-je.
— Oui, il était sur une chaise. Attaché.
— Et sais-tu si Æthelflæd est en vie ?
— Elle vit. Je l’ai vue quand nous sommes
partis. Elle était sur le navire qui était à Lundene. Celui que tu as libéré.
— Le Maître-des-Vagues.
— Le navire
de Sigefrid. Il nous a montré Æthelflæd sur la plate-forme du timonier.
— Vêtue ?
— Oui.
— Avec un peu de chance, espérai-je, ils
ne la violeront point. Elle a plus de valeur intacte.
— De valeur ?
— Attends-toi à une énorme rançon, dis-je.
L’ Aigle-des-mers accosta. J’annonçai la nouvelle à Gisela qui m’attendait,
et elle laissa échapper un petit cri. Æthelred débarqua et nous ignora, puis il
remonta vers son palais, blême, entouré de ses quelques hommes qui avaient
survécu.
Alors je pris de l’encre, taillai une plume, et
rédigeai une fois de plus une lettre pour Alfred.
TROISIÈME PARTIE
La battue
9
Quand l’évêque Erkenwald m’interdit de
naviguer sur la Temse, je lui rétorquai que chaque navire saxon aurait dû
harceler sans pitié les Danes. Il me laissa parler sans me prêter apparemment
attention, tout en copiant quelque livre posé sur son écritoire.
— Et à quoi servirait ta violence ? me
demanda-t-il finalement d’un ton acide.
— Elle leur apprendrait à nous craindre.
— Nous craindre, ironisa-t-il en
détachant chaque mot.
Sa plume grattait le parchemin. Il m’avait
mandé à sa demeure, voisine du palais d’Æthelred, étonnamment sans confort :
la grande pièce était vide à l’exception d’un âtre éteint, d’un banc et de l’écritoire.
Un jeune prêtre, assis sans un mot sur le banc, nous écoutait attentivement. J’étais
certain qu’il n’était là que comme témoin : si une dispute survenait, l’évêque
voulait que quelqu’un atteste sa version. Non qu’il y eût grand-chose à
rapporter, car Erkenwald m’ignora de nouveau pendant un long moment,
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