Le Chant des sorcières tome 1
parlait d'un prince et Laurent de Beaumont est un des pages de notre dauphin Charles.
— Et alors?
Albrante s'agaça. Visiblement, l'abbesse n'avait pas envie de comprendre.
— Notre bon roi est malade. Un complot ne pourrait-il se tramer contre le dauphin pour le tuer ? Vous savez comme moi que ce dernier est trop jeune pour régner et que le duc d'Orléans brigue le trône. Admettons que Philibert de Montoison découvre ici Laurent de Beaumont, dont il sait la qualité. Il a pu vouloir s'en débarrasser avant que n'arrive la personne qu'il attendait. Ces affaires d'État ont souvent besoin de honteuses alliances. Lors, quel meilleur prétexte pour découdre un témoin gênant que l'innocence et la beauté d'une jouvencelle ?…
— Et si Philippine avait seulement rêvé ? proposa la grande abbesse que cette affaire préoccupait.
— Nous ne pouvons rester sans rien faire, insista Albrante.
— Et pourquoi pas ? Philibert de Montoison est entre vie et mort. Il est donc inoffensif jusqu'à nouvel ordre. Laissons Notre-Seigneur tout-puissant en juger.
— Je persiste à croire…
— Persistez, Albrante, c'est votre droit. Le mien est de veiller à ce que la règle de notre ordre et sa morale soient respectées. Laurent de Beaumont ne semble pas prêter à Philibert de Montoison d'autres intentions qu'une querelle amoureuse, il vous l'a lui-même confirmé. Extrapoler ne nous mènera à rien, sinon bien loin sans doute de la vérité. Attendons. C'est…
Elle se figea, laissant en suspens la fin de sa phrase.
— Qu'est-ce donc ? s'étonna Albrante en se tournant vers la porte, que la grande abbesse fixait d'un œil aussi surpris que mauvais.
— Doux Jésus ! maugréa l'infirmière en se signant, tandis que, imperturbable et hautaine, Sidonie de La Tour-Sassenage venait de pénétrer dans l'hospice, en outrepassant toutes les règles.
Au même moment, quittant enfin Philibert de Montoison, ses soins achevés, Philippine soulevait la courtine.
— Cousine ! s'étrangla-t-elle de bonheur.
Si Sidonie fut choquée de la découvrir si pâle et les traits tirés, elle n'en laissa rien paraître, se contentant de lui ouvrir les bras tandis que la jouvencelle accourait, méprisant les nones sur son passage. Les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre. Elles se séparèrent comme l'abbesse et sœur Albrante les rejoignaient, silencieuses et graves.
— Où est mon père ? demanda Philippine, anticipant la question que les moniales espéraient.
— Il a été retenu à Sassenage, expliqua Sidonie, mais je suis venue te chercher.
— Je doute que cela soit possible, l'apostropha l'abbesse d'une voix sèche.
Le regard de Sidonie soutint celui de la mère supérieure. Au moment même où elle avait proposé au baron Jacques de partir pour Saint-Just-de-Claix, elle avait pressenti qu'on lui ferait des difficultés. Elle les avait anticipées, aussi sortit-elle de sa manche la recommandation que son amant avait pris soin de rédiger.
— Va préparer tes affaires, Philippine. L'abbesse et moi avons quelques formalités à régler.
L'abbesse fronça les sourcils devant son assurance. Elle se drapa dans une dignité austère.
— Suivez-moi, aboya-t-elle.
Sidonie lui emboîta le pas.
Lorsqu'elles eurent quitté la pièce, l'infirmière couvrit l'épaule de Philippine d'une main chaleureuse.
— Allons, mon Hélène, dit-elle d'une voix triste, il semble que le temps soit venu pour toi de nous quitter. Laissons ces deux-là à leur guerre et préparons-nous. Il me reste quelques recommandations à te faire et deux ou trois secrets à te confier.
— Inutile de feindre, je ne vous respecte pas davantage que je ne vous aime, déclara sans ambages la grande abbesse à peine la porte de son bureau refermée.
Les deux femmes se firent face, la même dureté à l'égard l'une de l'autre dans le regard.
— Le contraire m'eût indisposée, révérende mère.
— En ce cas, finissons-en, décida l'abbesse en s'écartant pour gagner l'asile confortable de son bureau.
Sidonie la laissa s'y installer et décacheter le bref d'une main ferme. Comprenant qu'on ne l'inviterait pas à s'asseoir, elle en prit l'initiative, refusant l'idée de comparaître à son tribunal. L'abbesse parcourut l'écriture élégante du baron Jacques puis repoussa le parchemin.
— Cette procuration ne vous donne pas tous les droits, commença-t-elle.
— Certes, mais elle me couvre d'un
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