Le Chant des sorcières tome 1
fronton d'une femme-serpent et s'adossa sans crainte à la porte scellée qui fermait la chambre maudite. Mélusine qui y avait autrefois séjourné ne lui en tiendrait pas rigueur !
Un petit rire nerveux la gagna. D'une certaine manière, la fée l'avait de nouveau sauvée.
Deux semaines plus tôt, Mathieu était venu lui apprendre qu'on avait aperçu une truite énorme dans le cul-de-sac des Cuves du Furon. Il trépignait d'impatience à l'idée de la prendre. Ses corvées achevées, Algonde l'avait suivi. D'un même geste répété depuis l'enfance, ils avaient tendu leurs lignes. Bien vite pourtant, la jouvencelle avait dû se rendre à l'évidence : Mathieu n'avait trouvé là qu'un prétexte pour l'isoler et lui parler d'amour. Elle aussi l'aimait. De toutes ses forces et de tout son cœur, et ne demandait pas mieux qu'être sa femme. Mais elle ne supportait pas qu'on la dupe. Elle s'était fâchée quand il avait finalement avoué que la truite n'était qu'un gardon, et encore, pas plus gros que celui accroché à leur hameçon. Elle avait décidé de rentrer. Le Furon, à cet endroit, était éloigné d'une bonne demi-heure de marche du château. Depuis toujours, les gens le fuyaient. La légende voulait que Mélusine y ait son territoire et qu'il soit dangereux de la provoquer.
Le jouvenceau, vexé d'avoir été repoussé, avait fait mine de continuer sa pêche. Algonde avait escaladé le talus abrupt, dans le fracas du torrent qui, à l'extrémité d'un réservoir naturel, disparaissait sous la roche au pied de la falaise. Une pierre s'était détachée sous son soulier et elle avait dégringolé la pente, jusqu'au lac. Ne pouvant reprendre pied, elle avait été emportée par le courant en quelques secondes sous les yeux désespérés de Mathieu. Algonde s'était cru perdue, suffoquant déjà, entraînée dans les méandres des eaux sombres, lorsqu'elle s'était sentie agrippée. Elle avait émergé à demi consciente dans une grotte souterraine, serrée contre un corps de femme visqueux et froid et dont la taille se prolongeait par une queue de serpent de mer : Mélusine.
Incapable de se résigner à la perte d'Algonde, Mathieu, en larmes, s'était effondré sur le bord. Quelques longues minutes plus tard, il l'avait vue ressurgir, comme si on l'avait propulsée hors du trou. Il s'était jeté dans l'eau et l'avait ramenée sur la berge, frigorifiée mais vivante. L'instant d'après, Algonde se blottissait dans ses bras en lui révélant qu'elle devait son salut à la fée, mais qu'il fallait en garder le secret.
Le soir venu, la jouvencelle avait dit la même chose à sa mère. Algonde aurait bien voulu partager avec elle l'impression désagréable que lui avait laissée sur la peau ce contact inhumain, tout comme son étonnement à ce qui avait suivi, mais, à l'inverse de Mathieu, Gersende n'avait pas réclamé d'en savoir davantage. L'intendante du château de Sasse-nage avait juste hoché la tête avant de changer de sujet.
C'était le lendemain seulement qu'Algonde s'était souvenue du serment qu'elle avait prêté à la fée. Dès lors, sa vie avait basculé.
Même si elle en avait le cœur brisé, elle devait s'y résoudre : ce n'était plus à Mathieu qu'elle était destinée.
2
Le baron Jacques de Sassenage était veuf depuis cinq ans. Répondant aux dernières volontés de Jeanne de Commiers, son épouse, il avait placé ses fils aînés comme pages chez une de leurs cousines et confié trois de ses filles à la garde de l'abbaye de Saint-Just-de-Claix, à quelques lieues de sa résidence principale de la Bâtie en Royans. Il n'avait gardé auprès de lui que sa cadette, mise en nourrice à la mort de sa mère.
Malgré ses cinquante ans, Jacques de Sassenage était un bel homme. Grand et altier, les cheveux grisonnants, la bouche fine mais aussi gourmande que les yeux, le front et les pommettes hauts malgré l'affaissement des traits, il attirait encore les regards. Quelques mois après la mort de son épouse Jeanne, Sidonie lui avait rendu visite à la Bâtie. Harmonieuse de corps et le visage encadré de jolies boucles dorées, sa nièce, au regard noisette et aux lèvres naturellement carminées, souffrait d'une réputation sulfureuse. Veuve d'un vieux nobliau acariâtre et ruiné, Sidonie avait tant eu d'amants pendant son mariage que la rumeur prétendait ses trois enfants illégitimes. Jacques avait toujours refusé d'y prêter oreille. Au fil de leurs rencontres, il
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