Le Chant des sorcières tome 1
Enguerrand n'était pas revenu à Sassenage depuis deux années. Il tira sur le mors pour immobiliser son roncin devant elle.
— Avez-vous peur de manquer la noce ? Vous voilà bien pressé, messire, l'apostropha-t-elle.
— J'avais bien davantage hâte de t'embrasser ! s'époumona-t-il en sautant de cheval pour se précipiter vers elle sous le rire moqueur des servantes.
Révérencieusement, Algonde lui offrit sa main à baiser.
— Diable ! Autrefois, tu me tendais ta joue, s'offusqua-t-il en la portant pourtant à ses lèvres.
— Autrefois, je n'étais pas fiancée.
— Ah non ? Aurais-je rêvé ce crochet du droit que j'ai pris sur le nez quand j'avais dix ans ?
— Sans doute, puisque tu as affirmé avoir glissé sur un rocher…
Ils éclatèrent d'un rire complice.
Cette algarade avait définitivement cimenté leur amitié à tous trois. Enguerrand passait tout son temps auprès d'eux, jouant à leurs jeux, partageant leurs farces. Le jour des huit ans d'Algonde, Enguerrand lui avait offert un petit bijou d'ambre qu'il avait acheté à un colporteur avant de l'embrasser sur le coin de la bouche. Mathieu les avait surpris. Furieux, ce dernier en avait oublié la plus élémentaire des règles qui faisait de son seigneur le seul maître sur ses terres. Le coup de poing était parti. Trois jours plus tard, sans avoir dénoncé son ami, Enguerrand s'en venait les rejoindre et jurait solennellement à Mathieu qu'il se tiendrait loin d'Algonde.
— Comment va-t-il ?
— Comme tous ici, il croule sous la besogne.
— Bienvenue, messire Enguerrand, intervint la voix aigrelette d'une rouquine qui s'était rapprochée pour lui tendre son bouquet.
— Holà, n'es-tu point Fanette, la fille du maréchal-ferrant ?
— Si fait, rosit la jouvencelle.
— Te voilà bien plus jolie que je ne t'ai laissée.
— C'était pas ben difficile, pouffa une autre.
Fanette la foudroya du regard. Un rire roula. Les fleurs dans une main, la longe de son roncin dans l'autre, Enguerrand glissa un œil doucereux vers Algonde.
— Accompagne-moi, veux-tu ? Tu me donneras des nouvelles de chacun.
Algonde n'hésita qu'un instant avant d'allonger son pas dans le sien. Ils s'écartèrent du groupe.
— C'est pour quand ?
— Quoi donc?
— Vos épousailles ?
— Bientôt je pense. Dès que le baron aura donné sa bénédiction.
Enguerrand dodelina de la tête avant de soupirer :
— Tout de même, il en aura mis du temps. Moi, à sa place… Enfin, ton bonheur avant tout puisque c'est lui que tu aimes.
— Cesse donc de me taquiner. Comme si un seigneur pouvait marier une servante !
— Un seigneur sans doute pas, mais moi…
Elle haussa les épaules.
— Toujours cette vieille rengaine. Elle ne t'a point quitté, à ce que je vois.
Il dégagea du pied un caillou plus gros que les autres en travers de son chemin.
— Si je savais quel sang coule en mes veines, ce serait différent peut-être.
— Demande à ta mère si cela a tant d'importance à tes yeux, parce que pour moi, ça n'en a pas, Enguerrand. Tu as davantage l'allure d'un prince que d'un garçon de ferme. Que crains-tu donc ? Que dame Sidonie ait fauté avec un jardinier ?
— Je préférerais maître Janisse…
Algonde ne put s'empêcher de pouffer.
— Sérieusement, Algonde. Jamais je ne lui ferais l'affront d'un tel doute, mais je sais bien que le père de mon frère ne peut être le mien. Nous nous ressemblons comme chien et chat, lui et moi. Et puis je n'ai pas l'âme d'un Sassenage. Je ne rêve que d'aventures, de contrées lointaines, et plus encore depuis que je sers Aymar de Grolée. Administrer des domaines, donner des fêtes, plier le genou comme un courtisan ? Cette seule idée me fait cauchemarder.
Algonde hésita un instant. Lui dire aurait gâché sa surprise, mais se taire…
— Je crains que ce ne soient pourtant là les ambitions de ta mère et du baron.
Il sursauta et tourna la tête vers elle.
— Dis-moi.
— Tu joueras les sots le moment venu ?
— N'est-ce pas mon rôle préféré ?
— La Rochette. On l'agrandit pour toi.
Enguerrand fronça les sourcils.
— J'avais donc raison. Aurait-on besoin de me faire ce cadeau si j'étais légitime ?
— Je ne sais pas, mais le baron t'aime comme un fils, cela devrait te suffire.
Ils arrivaient à la herse qui barrait le corps de garde de la cour extérieure et se turent. Jusqu'à la porte du donjon, ils furent accompagnés
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