Le Chant des sorcières tome 1
des gens de la maisonnée qui se précipitaient pour saluer le jouvenceau.
Mathieu les aperçut qui gravissaient les marches du perron comme il arrivait pour amener une panière à maître Janisse. Il interpella Enguerrand d'une voix joyeuse :
— Faudra-t-il donc que je te trouve toujours en travers de mon chemin ?
Enguerrand pivota dans sa direction, un sourire aux lèvres.
— Et j'entends bien le rester pour te serrer dans mes bras, affirma-t-il haut et clair, abolissant toute distance entre le maître et le valet.
24
Guy de Blanchefort s'épongea le front qu'il avait haut et large, accablé par la fièvre à laquelle il refusait de se soumettre. Le grand prieur d'Auvergne, attaché à la garde du prince Djem, avait quitté sa couche aux prémices de l'aube, après une nuit d'insomnie, agacé dans sa chair par une rage de dents. Cette fois, sa décision était prise. Dans la journée, il verrait un arracheur et se débarrasserait de cette prémolaire qui lui faisait abcès. Il eût dû s'y résoudre la veille, mais en avait été distrait par la venue d'un coursier. La missive était brève. Le roi y était déclaré mourant, ce n'était plus qu'une question d'heures. De toute évidence, si l'on s'en tenait aux délais d'acheminement, il était même probablement déjà passé.
Or la mort de Louis XI ne serait pas sans conséquence pour leur affaire.
Jusque-là, Guy de Blanchefort avait affirmé à Djem que seule la maladie du roi avait empêché leur rencontre. Quel argument opposerait-il pour lui refuser de voir son successeur, le dauphin Charles ? Ou encore sa sœur, Anne de Beaujeu, désignée par feu Louis XI comme régente jusqu'à ce que son jeune frère soit en âge de gouverner la France ? Les Hospitaliers jouaient double jeu avec les monarques de la chrétienté. Tous ignoraient que des sommes colossales leur étaient versées par Bayezid pour la captivité de son frère. Pour eux, Djem était en exil volontaire. Pour eux, il avait renoncé à reprendre le trône de l'Empire ottoman et n'était sous la protection des Hospitaliers que parce qu'il craignait pour sa vie. Djem avait pour lui, ici, dans la commanderie de Poët-Laval, une armée de trois cents janissaires armés jusqu'aux dents qui, jusque-là, s'étaient rangés à sa patience. Mais les jours passant, Guy de Blanchefort savait qu'elle s'émoussait. Tôt ou tard la vérité éclaterait, et non seulement Djem voudrait venger dans le sang son honneur bafoué, mais d'autres tenteraient de s'en emparer pour jouir des privilèges que l'Ordre s'était réservés.
Guy de Blanchefort n'avait plus le choix. Il devait au plus tôt désarmer les janissaires. Le temps des courbettes était terminé. Dans la journée, des courriers partiraient en direction des prieurés voisins avec ordre de ramener au plus vite huit cents hommes d'armes. De même, il fermerait aux visiteurs les portes de la commanderie dans laquelle ils résidaient depuis le début de l'été, s'opposant en cela à la règle de leur ordre. Cette dernière mesure le désolait, mais des rumeurs couraient déjà selon lesquelles le duc de Savoie fomentait un projet d'enlèvement du prince Djem. Djem s'était lié d'amitié avec le jeune duc à l'occasion d'une rencontre fortuite. Guy de Blanchefort ne s'était pas méfié et Djem, rattrapé par le doute à l'égard de leurs réelles intentions, avait failli une fois déjà leur échapper. Si l'on ajoutait à cela le fait que Bayezid avait commandité la mort de Djem pour n'avoir plus à payer son entretien, Guy de Blanchefort avait de bonnes raisons de rassembler une armée.
Pourtant le plus âgé de leur groupe avec ses cinquante ans, le grand prieur d'Auvergne était encore étonnamment gaillard. De constitution massive, il portait sur ses traits affaissés une naturelle autorité et savait en jouer. D'ordinaire. Ce jourd'hui il était las de feinter. Il lissa dans un geste machinal la barbe qu'il portait en pointe de lance à la mode orientale, avant d'avaler d'un trait un verre d'alcool de noyaux. Il s'en resservit une rasade, mais laissa son hanap à côté de la lettre qu'il peinait à terminer, distrait à la fois par sa douleur et par son agacement.
Au-dessus de lui, contre le mur dépouillé de tout artifice, un christ en croix le bénissait de son regard oblique de mourant. La pièce, trop grande, trop nue si l'on exceptait cette table de travail, deux faudesteuils à l'assise inconfortable, un banc et un
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