Le Chant des sorcières tome 2
menton, l'œil droit et noir sous le sourcils épais, elle avança d'un pas régulier. Avant que la charrette ne s'ébranle, Mounia avait sauté à bas et la rejoignit en quelques enjambées. Enguerrand fermait la marche. Adossés aux précieux tonnelets refermés avec soin pour que l'odeur des épices n'attire pas les maraudeurs, les plus petits des enfants somnolaient tandis que les grands jouaient aux dés.
— Nous y serons avant la nuit. Vois, le nuage grandit. Ce sont des cavaliers. Sûrement des soldats. Depuis que notre île est devenue espagnole, ils sont comme des rapaces, toujours plus nombreux contre un ennemi invisible pour mieux nous surveiller et nous voler.
Elle pivota de quart pour interpeller les enfants.
— Réveillez vos frères avec brusquerie, qu'ils geignent au moment où les soldats passeront.
— Pourquoi ? s'étonna Mounia.
— En ce bas monde, la misère attire bien moins les regards. Baisse le tien et égrène ton chapelet.
Alerté par le ton de sa voix à l'égard des petiots, Enguerrand avait compris. Déjà il avait gagné un bouquet de genévriers en lisière du bois de chênes-lièges qui s'éclaircissait au fur et à mesure de leur avancée. Il se dissimula habilement, comme il l'avait fait chaque fois qu'il pressentait le danger, prompt à jouer de surprise si besoin était.
Lina avait obligé l'animal à se déporter sur le bas-côté pour laisser libre le passage, sans pour autant marquer l'arrêt. Elle ne s'était pas trompée. Ils étaient huit, qui portaient la livrée du vice-roi. Visiblement ils avaient plus important à faire. Ils passèrent au grand galop, les recouvrant de poussière, rasant les bords de la charrette, sans les inquiéter. L'alerte était passée.
— Allons, décida Lina en tirant plus fort sur la longe, les yeux et la gorge irrités, tandis que Mounia s'époumonait à ses côtés.
Enguerrand attendit que le nuage ait disparu à l'horizon pour les rejoindre à grandes foulées, avant de s'installer entre les garçonnets, les pieds battant le vide, à l'arrière. Le plus âgé lui tendit une gourde de peau qu'il vida dans sa gorge sèche avant de laisser le petit Enrique se blottir contre lui.
Ils progressèrent ainsi une heure de plus avant d'apercevoir dans la vallée les maisons basses du petit village de Goni autour de leur clocher, qui se découpaient en ombres douces sur un ciel de plus en plus étoilé.
— Laquelle est celle de ta cousine? demanda Mounia comme si à cette distance et avec cette faible lumière, ils pouvaient le déterminer.
— Aucune d'entre elles, s'amusa Lina. Catarina est une vieille fille, gardienne de chèvres. Comme moi on la croit un peu dérangée. Elle ne vit pas au village. Vois-tu cet alignement de menhirs sur ta gauche, à deux cents pas ? Il mène au nuraghe et plus haut, à sa pinnettu.
— Sa pinnettu ?
— Sa cabane si tu préfères. Ce sont des constructions de pierre qui datent du temps des Géants.
Au cours de leur voyage, Lina leur avait raconté l'histoire de son pays, riche encore des vestiges de la présence des anciens dieux comme des hommes qui se l'étaient approprié et plus particulièrement du peuple des Géants. C'était à eux que la Sardaigne devait les nuraghi, sortes de tours coniques et fortifiées qui abritaient dans leur enceinte les domus de janas, littéralement maisons des fées, mais aussi leurs tombeaux et leurs puits sacrés. On ignorait d'où ils venaient, qui ils étaient. Ils s'étaient éteints sans rien laisser d'autre que ces insolites témoignages de leur présence. Plus tard, Phéniciens, Carthaginois, Romains, abordèrent sur l'île, l'envahissant de leur propre culture sans pour autant rien abattre de ce qui, pour la population locale, restait sacré. La Sardaigne connut de nombreuses invasions, des Vandales aux pirates qui sillonnaient ses côtes, jusqu'à l'avènement des Giudicati. Ces rois juges imposèrent leurs lois, divisèrent la Sardaigne en quatre royaumes et bâtirent châteaux et églises romanes, en même temps que la papauté exerçait son protectorat sur l'île contre la suprématie de Pise et de Gênes.
C'est le pape qui décida de désigner Jacques II d'Aragon roi de Sardaigne. Les Giudicati étaient alors en conflit les uns contre les autres. Un seul, le Giudicato Hélène, s'opposa à la domination espagnole, aussitôt soutenu par le peuple sarde. Les combats menés par sa fille Éléonora connurent de sanglantes victoires qui
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