Le Chant des sorcières tome 3
jalousement par l'abbé Mancier. Oublié des gens de la maisonnée, ce souterrain offrait plusieurs boyaux qui depuis des siècles avaient permis à Marthe d'aller et venir dans les lieux et d'y surveiller ses proies. Elle avait même aménagé son véritable repaire dans une des cavités de la roche. Les oubliettes de l'ancien château fort, masquées lors de la transformation de l'édifice, avaient plus d'une fois servi ses desseins ou ses expériences, retenant tel valet ou tel enfant qu'on imagina égarés et dévorés par les loups. Impossible dans l'obscurité des puits de déterminer combien des ossements qui les jonchaient étaient la résultante de son acharnement à vaincre la malédiction qui pesait sur elle. Indépendamment de la prophétie qui constituait son ultime recours, sa cruauté avait un nom, l'effroi. Son ennemi un visage, le temps qui la dévorait et accentuait sa laideur. Au point que Marthe en oubliait qu'elle avait été Plantine, pervertie jusqu'en ses ongles recourbés et noirauds par les pouvoirs pris à la Harpie cloîtrée à sa place en terre d'Aragon. Lorsque la fée d'autrefois ressurgissait en son âme abîmée, comme une étincelle sans feu, le dégoût la prenait devant l'ampleur de ses vices, l'horreur de ses actes, la monstruosité de ses traits. Les cornues, poudres, feuilles, liqueurs, macérations, excréments, emplissaient ses chaudrons, bouillaient, distillaient sur des foyers fermés qui assombrissaient les galeries d'une fumée épaisse. Tandis qu'au-dessus d'elle et loin aux alentours, grandes et petites gens vaquaient à leurs existences trop courtes, Marthe s'époumonait, crachait, sifflait, ahanait, pleurait au milieu de cet écran opaque qui voilait tous les miroirs. Ils ne reflétaient plus que sa détermination à expurger d'elle la noirceur et l'abomination. D'échec en échec pourtant, elle avait cessé de se rebeller, acceptant sa transmutation comme un mal nécessaire. Un mal qui lui donnerait le moment venu l'ascendant suffisant pour tuer Mélusine. Marthe le savait. Sa sœur avait souffert les mêmes affres. Elles eussent pu s'allier pour enrayer la malédiction que leur mère, Présine, leur avait jetée, mais Mélusine l'avait toujours tenue pour responsable, elle, Plantine, de ce qui leur était arrivé. De fait, c'était elle qui la première, en apprenant la vérité sur leur naissance, le rejet de leur père, Élinas d'Écosse, qui les avait privées toutes trois du pouvoir et de ses richesses, oui, c'était elle qui avait brandi l'étendard de l'injustice, les convainquant de venger leur orgueil bafoué. Si elle en avait alors imaginé les conséquences, jamais elle n'aurait agi ainsi. Non, jamais. Inutile depuis d'arguer de repentir. Mélusine avait été incapable de lui pardonner. Le trône des Hautes Terres ne pourrait être partagé. Et Marthe le voulait désormais. Plus que tout au monde. Autant que sa sœur. Le combat serait sans merci dès lors qu'Algonde aurait rempli le rôle qu'on lui destinait. Marthe n'avait pas d'autre choix. C'était une question de survie. Elle n'espérait en vérité qu'une seule chose dès lors qu'elle reprendrait ses traits originels. C'était de conserver cette froideur cruelle, afin qu'aucun remords ne vienne entacher le règne du royaume de féerie qui lui reviendrait.
Glissant sur la mousse humide qui tapissait le sol nourri par de fines ridules d'eau échappées de la fontaine, Marthe s'avança silencieusement jusqu'à percevoir la teneur de la conversation des deux jouvencelles qui lui tournaient le dos. Algonde de retour, elle allait devoir sans tarder s'occuper de la petite Elora si elle voulait à tout jamais la verser de son côté.
Invisible derrière le rideau de lierre, elle accrocha un sourire cynique à sa face hideuse. Il était question du prince Djem dans la bouche de Philippine. La prophétie semblait merveilleusement engagée.
— Quand rentre-t-il ? demanda Algonde, soucieuse, après avoir entendu à son tour le récit du grand tournoi et les circonstances de la mort d'Anwar.
— Je l'ignore, soupira Philippine en agitant sa main devant son nez, la respiration agacée par de petits insectes. Louis est resté à Romans dans son sillage et celui de Philibert. C'est la seule consolation que j'en ai. Mais je crains le pire, Algonde. Chaque coursier qui s'en vient au château me donne à frémir. S'il baisse les yeux en me croisant, je me sens défaillir, certaine qu'on va m'annoncer le trépas
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