Le chant du départ
le perdre dans une aventure militaire et politique.
Imagine-t-on qu’il est aveugle ?
Il recommence à marcher.
On n’en a jamais fini de se battre. On ne peut être libre de ses actes que lorsqu’on décide seul, qu’on est en haut.
Croit-on qu’il va se soumettre ? C’est lui qui remplit les caisses du Directoire. Lui qui remporte des victoires alors qu’en Allemagne les armées du Rhin piétinent. « J’ai fait la campagne sans consulter personne », commence-t-il.
Il demande à Marmont d’écrire.
« Je n’eusse rien fait de bon s’il eût fallu me concilier avec la manière de voir d’un autre, dicte-t-il. J’ai remporté quelques avantages sur des forces supérieures et dans un dénuement absolument de tout. Parce que persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée… Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d’expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal. Je crois qu’un mauvais général vaut mieux que deux bons. »
Marmont bredouille d’émotion et de colère.
Napoléon hausse les épaules. Ils céderont. Ils trembleront à l’idée de ma démission.
— La fortune ne m’a pas souri aujourd’hui pour que je dédaigne ses faveurs, lance-t-il. Elle est femme et plus elle fait pour moi, plus j’exigerai d’elle.
Que Marmont se rassure.
— De nos jours, personne n’a rien conçu de grand. C’est à moi seul d’en donner l’exemple.
Il marche vers la fenêtre, l’ouvre. Milan la Grande est là devant lui, ses pavés brillant sous la pluie fine de printemps.
Murat entre, pérore, dit tout à coup :
— On assure que vous êtes si ambitieux que vous voudriez vous mettre à la place de Dieu le Père.
Napoléon ferme la fenêtre d’un mouvement brutal.
— Dieu le Père ? Jamais, c’est un cul-de-sac !
Murat et Marmont sortent.
Il est seul.
Il entend au loin, si loin, le roulement des voitures sur les pavés et les tintements des cloches.
Ce creux de la nuit est un gouffre où il s’enfonce. Tout est trop calme. Le palais Serbelloni est une île de silence dans le silence.
Le champ de bataille retentit toujours de grondements ou de cris, de hurlements ou du crépitement des balles. La tête est pleine des fureurs de la guerre. Il faut agir sans cesse. On oublie qu’il y a le vide en soi.
Mais les nuits ici, à Milan, seule Joséphine pourrait les peupler.
Il lui a écrit tant de fois. Elle est, dès que les explosions de mitraille cessent, dès que le silence s’installe, son obsession. On ne peut vivre seulement de haute ambition. Il faut du temps pour que l’ordre des choses change, même quand on le bouscule comme il le fait.
Il vient de décider de payer la solde des troupes en bon et sonnant numéraire. Il a été acclamé par les soldats.
Il vient de signer des armistices avec Parme, Modène, Bologne, Ferrare, les légations du pape, et chaque fois il a obtenu des contributions de plusieurs millions et des fournitures en nature, des tableaux, des manuscrits.
Le Directoire a naturellement capitulé devant sa menace de démission.
Il a encore capitulé quand Napoléon a limité les pouvoirs des Commissaires du gouvernement. « Les commissaires n’ont rien à voir dans ma politique, a-t-il dit. Je fais ce que je veux. Qu’ils se mêlent de l’administration des revenus publics, à la bonne heure, du moins pour le moment. Le reste ne les regarde pas. Je compte bien qu’ils ne resteront pas longtemps en fonction et qu’on ne m’en enverra pas d’autres. »
Je fais ce que je veux .
Avec les hommes, avec le Directoire, mais pas avec elle !
Quand les paysans dans les villages ou bien les habitants de Pavie agressent les soldats, résistent aux réquisitions, « je fais ce que je veux ». La ville de Lugo, où cinq dragons ont été tués, est livrée à une exécution militaire. Des centaines de personnes sont sabrées, les habitations pillées, les habitants hostiles abattus.
Je fais ce que je veux .
Mais elle ? Que peut-on faire à une femme qui se dérobe, dont le silence vous tourmente, dont l’absence vous torture et dont, dans la solitude de la nuit, le souvenir vous hante ?
Lui écrire, encore, toujours, la supplier de venir ici, à Milan. Et craindre tout d’elle.
Le verre de son portrait s’est brisé. Présage. Elle est malade ou elle est infidèle.
« Si tu m’aimais, tu m’écrirais deux fois par
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