Le chant du départ
Napoléon est au centre de ce groupe. On mange du pain rassis et du jambon rance.
Napoléon plaisante sur la qualité de cette « pitance ».
— Pitance d’immortalité est toujours bonne, lance le capitaine Thiébaud.
Puis l’officier baisse les yeux, tout à coup intimidé, lui qui a combattu toute la journée, sabre au clair. Voilà qui confirme Napoléon dans la certitude qu’il a reçu le don qui permet de commander aux autres hommes.
Il choisit sa place sur la paille. Il va dormir entre ses officiers. Il partage leur sort, mais il est seul.
Le matin, il faut parler aux soldats, que la nuit a glacés. Commander, c’est ne pas s’arrêter à leur souffrance, mais exiger d’eux qu’ils marchent encore pour battre Wurmser qui tente de porter secours à Alvinczy et à un autre général autrichien, Provera. « Général, tu veux de la gloire ? lance un soldat. Eh bien, nous allons t’en foutre, de la gloire ! »
Ils s’ébranlent d’un pas rapide.
Ils battront Wurmser à La Favorite. Provera se rendra avec ses troupes. Wurmser capitulera le 2 février et évacuera Mantoue.
On devient autre à vaincre ainsi, à entendre les vivats des hommes qui meurent quand vous leur en donnez l’ordre. Quand les Milanais comptent vingt-deux mille prisonniers qui traversent la ville et marchent, encadrés par des soldats, vers la France. Quand on rentre dans Vérone avec autour de soi des guides portant déployés plus de trente drapeaux enlevés à l’ennemi, à Rivoli.
On parle et on écrit d’une manière différente quand on peut dire à des soldats : « Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante-dix combats. Vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux mille de gros calibre… Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d’oeuvre de l’ancienne et de la nouvelle Italie… »
Et les Directeurs voudraient donner leurs ordres depuis Paris ? La politique, la diplomatie, c’est moi aussi .
Napoléon reçoit les envoyés du pape et signe avec eux le traité de paix de Tolentino : aux seize millions déjà promis, ils doivent ajouter quinze autres millions, et céder Avignon.
Je modifie la carte de la France .
Et voici la mer.
Le 4 février 1797, Napoléon occupe Ancône. Il va seul au bout de la digue du port. Il regarde droit devant lui.
— En vingt-quatre heures, on va d’ici à la Macédoine, dit-il à Berthier qu’il retrouve sur le quai.
La Macédoine, terre natale d’Alexandre le Grand.
Mais, brusquement, toutes les victoires acquises appartiennent au passé, déjà poussiéreux.
« Je suis toujours à Ancône, écrit-il quelques jours plus tard à Joséphine. Je ne te fais pas venir, parce que tout n’est pas encore terminé. D’ailleurs, ce pays est très maussade, et tout le monde a peur.
« Je pars demain pour les montagnes. Tu ne m’écris point… Je ne me suis jamais autant ennuyé qu’à cette vilaine guerre-ci. »
25.
Les montagnes sont devant Napoléon.
Il s’est arrêté au début de cette route qui, partant de Trévise, conduit au premier fleuve qu’il faut traverser, la Piave. Au-delà, il y a deux autres vallées, celle du Tagliamento et de l’Isonzo.
Les soldats avancent devant lui, d’un pas lourd et lent. La route est étroite et sa pente est déjà forte. Ces hommes sont fatigués, comme lui. Il leur a écrit : « Il n’est plus d’espérance pour la paix qu’en allant la chercher dans les États héréditaires de la maison d’Autriche. »
Mais il faut encore se battre, affronter un nouveau général autrichien, l’archiduc Charles, qui a massé ses troupes dans le Tyrol, vers le col de Tarvis, à la source et au-delà de ces fleuves.
Et pour cela, il faut s’enfoncer dans ces vallées caillouteuses, franchir la Piave, le Tagliamento, l’Isonzo, marcher entre les pentes couvertes d’éboulis, dominés par ces massifs calcaires d’un blanc bleuté, dont les flancs et les sommets sont lacérés comme si la montagne n’était qu’un immense squelette dépouillé de tout lambeau de chair.
C’est au-delà, dans le Tyrol, le Frioul et la Carinthie, vers Judenburg, Klagenfurt, que l’on retrouvera les prairies et les forêts.
Ici, la pierre est éclatée, coupante.
Napoléon est inquiet.
« À mesure que je m’avancerai en Allemagne, dit-il, je me trouverai plus de forces ennemies sur les
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