Le chant du départ
qu’ici, vous négociez avec moi, entouré de mes grenadiers.
Il gesticule. Il renverse le guéridon. Le service à café tombe sur le sol, se brise. Napoléon s’immobilise, voit la surprise et la peur mêlées à l’ironie déformer les traits du comte de Cobenzl.
Sans doute l’aristocrate voit-il en lui un « insensé », comme il l’a confié à des proches.
Insensé ? Celui qui remporte la victoire ne l’est jamais.
Une semaine plus tard, le 17 octobre 1797, Cobenzl signe à Campoformio, au nom de l’Autriche, le traité de paix avec la France, confirmant les Préliminaires de Leoben. L’Autriche cède à la France la Belgique. Elle abandonne la Lombardie à la République Cisalpine. La France annexe les îles Ioniennes (Corfou, Zante, Céphalonie) mais en échange l’Autriche reçoit Venise et la terre ferme jusqu’à l’Adige.
— Savez-vous, raconte Lavalette six jours après avoir quitté la capitale, qu’à Paris vous êtes « le Grand Pacificateur » ? On acclame votre nom. Le retour de votre épouse a été salué comme celui d’une reine. Vous êtes auréolé de la gloire du général victorieux et de celle du sage.
Napoléon écoute. Il vient de recevoir les félicitations du Directoire pour la conclusion du traité de Campoformio. Le nouveau ministre des Relations extérieures, Talleyrand, l’ancien évêque d’Autun, que Napoléon n’a jamais rencontré, lui a écrit : « Voilà donc une paix à la Bonaparte… Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d’Italiens ; mais c’est égal. Adieu, général Pacificateur ! Adieu, amitié, admiration, respect, reconnaissance : on ne sait où s’arrêter dans l’énumération. »
« Criailleries d’Italiens » : voilà un ministre qui se soucie peu de la Vénétie livrée aux Autrichiens, voilà un homme qui semble comprendre ce que sont la politique et la diplomatie.
— À Paris ce sera un triomphe, assure Lavalette. On se pressera dans les rues que vous emprunterez.
— Bah, dit Napoléon, le peuple se porterait avec autant d’empressement sur mon passage si j’allais à l’échafaud.
Lorsqu’on lui annonce sa nomination au commandement en chef de l’armée d’Angleterre destinée à préparer l’invasion puis, lorsqu’un nouveau message de Paris reçu le lendemain le charge de représenter la République au congrès de Rastadt où doit s’organiser l’exécution du traité de Campoformio, il ne manifeste aucune surprise.
Il sait que certains députés et, parmi les Directeurs, Reubell n’ont pas apprécié les clauses du traité. Tous n’ont pas eu le réalisme de Talleyrand. Mais comment aurait-on pu rejeter cette paix attendue et saluée avec enthousiasme ?
— Ils m’envient, je le sais, dit Napoléon, bien qu’ils m’encensent. Mais ils ne me troubleront pas l’esprit. Ils se sont dépêchés de me nommer général de l’armée d’Angleterre pour me retirer de l’Italie où je suis plus souverain que général. Ils verront comment les choses iront quand je n’y serai plus.
Mais il part sans regret.
Il rassemble les officiers du palais Serbelloni. Il passe devant eux lentement. Chaque visage évoque un moment de ces presque deux années passées à combattre. Du printemps 1796 où il prenait en main une bande de « brigands » à ces grenadiers fidèles jusqu’à la mort, à ces capitaines et à ces généraux aux uniformes chatoyants l’entourant de leur admiration dans ces salons décorés avec faste, une révolution a eu lieu dans sa vie.
Hier, il n’était que le général Vendémiaire, le voici aujourd’hui acclamé, fêté, encensé, « général Pacificateur ».
Il s’éloigne des officiers qui l’entourent. Il se souvient de Muiron, qui s’est placé comme un bouclier entre la mort et lui. Mort Muiron comme ces milliers d’autres, jeunes vies pleines comme la sienne d’énergie, de désir, d’ambition. Il se sent porteur de tout cet héritage de force et de sang. Vivant par et pour tous ces morts. Solidaire à jamais d’eux, hanté par leur souvenir.
— En me trouvant séparé de l’armée, dit-il, je ne serai consolé que par l’espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. Quelque poste que le gouvernement assigne aux soldats de l’armée d’Italie, ils seront toujours les dignes soutiens de la liberté et de la gloire du nom français.
Je suis devenu ce nom .
Dans
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