Le chant du départ
lui-même.
Ce n’est jamais que cela, une alliance entre hommes de pouvoir.
Napoléon se souvient de la première lettre envoyée par Talleyrand. « Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations », a-t-il écrit dès le 24 juillet 1797.
Effrayé, l’ancien évêque d’Autun ? L’homme qui célébrait en 1790 la messe à la fête de la Fédération, qui passait quelques années en exil, aux États-Unis et en Angleterre, le temps que cesse de tomber le couperet de la guillotine, et qui, dès son retour en France, grâce à l’appui de Barras et aux intrigues des femmes qu’il aime tant, et d’abord de Mme de Staël – la fille de Necker –, obtenait du Directoire le ministère des Affaires extérieures, douterait-il de ses talents ? Allons donc. Rien ne peut effrayer un homme comme lui. Sa lettre signifie seulement : donnons-nous la main, nos intérêts sont communs. Et depuis, d’autres gestes sont venus confirmer le premier.
Lorsque, le 6 décembre, à onze heures du matin, Napoléon entre dans les salons de l’hôtel de Galliffet, rue du Bac, il n’oublie pas tout cela. Talleyrand lui a déjà fait comprendre qu’il supporte mal la tutelle des Directeurs, et surtout celle de Reubell, chargé de la politique étrangère. Cela suffit à bâtir une bonne entente.
C’est donc lui.
Il vient vers Napoléon, grande taille, teint blême, cheveux poudrés comme sous l’Ancien Régime, nez retroussé. Il est imberbe, sourit ironiquement. Il boite. Il est difficile de lui donner un âge.
Dans le salon, des hommes et des femmes conviés pour apercevoir Napoléon se sont levés. Talleyrand les présente avec une sorte de lassitude. Mme de Staël. Une extravagante que Napoléon regarde à peine. Il se méfie de cette femme qui le dévore des yeux, qui lui a écrit des lettres enflammées. Qu’est-ce qu’une femme qui ne sait pas se contenter de la séduction de son sexe et qui fait des phrases, qui joue d’audace ? Une femme qui essaie de masquer sa laideur. Napoléon lui tourne le dos, salue le navigateur Bougainville, puis suit Talleyrand dans son cabinet.
Napoléon observe le ministre. Il est tel qu’il l’imaginait, le cou enveloppé dans une cravate très haute, la poitrine serrée dans une large redingote, la voix forte et grave, le port raide, grand seigneur qui voit les choses de haut, les yeux fixes, sans illusion. Un homme qui ne se paie pas de mots. Un joueur habile. Mais qui montre ostensiblement l’admiration qu’il porte à Napoléon, et lui, l’aîné, reconnaît au cadet glorieux la possession des cartes majeures. Mais il y a dans cette attitude suffisamment de détachement pour que Napoléon ne sente ni obséquiosité, ni reconnaissance d’une infériorité. « Vous avez la main, semble dire Talleyrand, je vous seconde dans ce jeu, mais je n’abdique rien. »
Il faut des partenaires de cette sorte dans la partie que je joue .
— Vous êtes neveu de l’archevêque de Reims qui est auprès de Louis XVIII, dit Napoléon.
Il répète à dessein « Louis XVIII » comme un royaliste.
— J’ai aussi un oncle qui est archidiacre en Corse, poursuit-il. C’est lui qui m’a élevé. En Corse, vous savez qu’être archidiacre c’est comme être évêque en France.
Manière de suggérer qu’ils ont tous deux au-delà des intérêts immédiats une similitude d’origine, gage de leur collaboration.
Cette première rencontre s’achève. Le salon s’est rempli. Un murmure respectueux accueille Napoléon.
— Citoyens, dit Napoléon, je suis sensible à l’empressement que vous me montrez. J’ai fait de mon mieux la guerre et de mon mieux la paix. C’est au Directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la République.
Il doit être prudent. Dans certains journaux, on laisse entendre déjà qu’il aspire à la dictature. Que vient-il faire à Paris ? demande-t-on. Il faut donc endormir ces adversaires, ne pas se montrer avide de gloire, plaire au plus grand nombre et se conduire en citoyen modeste, soucieux non de ses intérêts mais de ceux de la République.
Il dîne chez Reubell, le Directeur qui fut le plus hostile aux clauses du traité de Campo-Formio, le supérieur et l’adversaire de Talleyrand. Il faut jouer l’effacement et le désintéressement.
Mais aux yeux de
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