Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
porte encore fermée d’une boulangerie, pour être les premiers dans quelques heures à toucher leur ridicule portion de pain noir et gluant. Buonaparte en estima le nombre, sans doute un millier. Ailleurs ils faisaient la queue pour de l’huile, des chandelles, du charbon; silencieux, fripés, gris, c’étaient des ouvriers sans ouvrage, des femmes sans espoir, des rentiers ruinés qui avaient déjà vendu leur vaisselle et leurs meubles, les employés au chômage des administrations ou des manufactures. Tout à l’heure, une citoyenne qui n’avait rien à donner à son enfant l’a attaché à son côté et s’est jetée à l’eau. On en retrouvait chaque jour dans la Seine, quand ils ne mouraient pas d’inanition au coin des rues. Depuis la fin de Robespierre ils n’avaient plus de maître. La plupart des chefs jacobins avaient été éliminés, Carrier guillotiné, Billot-Varenne et Collot d’Herbois relégués en Guyane, Fouché se cachait à cause des massacres qu’il avait ordonnés à Lyon. Le peuple préférait les convaincus, même sauvages, se disait Buonaparte, aux corrompus du gouvernement qui les affamaient.
    Le prix des pommes de terre avait triplé en deux mois, il fallait multiplier celui de la viande par dix-sept. L'argent n’existait qu’à peine : le papier-monnaie, ces assignats que la Convention imprimait à tour de bras, on pouvait se moucher dedans, et si un louis d’or valait deux cent cinquante francs en mars, il en valait mille aujourd’hui. L'hiver avait été rude, la Seine avait gelé, le bois et le charbon manquaient. Tout manquait sauf autour de Barras. Les grains s’entassaient pourtant à Paris dans des greniers très surveillés mais sans air : comme on l’avait ramassé tout humide de pluie, le blé germait avant de pourrir. L'Agence des subsistances était responsable des hausses : les farines vendues à Paris, très chères, étaient réexpédiées en province encore plus chères. Cela se savait. Cela se répétait. Cela se changeait en colère. Les citoyens s’entretenaient de la rareté des marchandises, de la friponnerie des agioteurs, de la cupidité des marchands, des laboureurs qui exigeaient d’être payés en or.
    Buonaparte se mêlait aux groupes formés devant les boutiques dégarnies ou au milieu des rues. Le ton montait :
    — Qu’est-ce qu’il en fait, le gouvernement, des grains qui arrivent à Paris ?
    — Il les garde en magasin pour nourrir les troupes.
    — Tu parles !
    — Il faut se venger de ces coquins!
    — Ils nous trompent depuis trop longtemps !
    — Il y a un an nous avions du pain !
    En regagnant son logis, très songeur, le général Buonaparte vit une femme à quatre pattes qui essayait d’arracher son os à un chien jaune.

CHAPITRE II
    Les deux France
    « Il en était ainsi à cette étrange époque : on recevait la mort sans crainte, comme on la donnait sans émotion. »
    (ALEXANDRE DUMAS,
    Les Compagnons de Jéhu , chapitre XXXIX)
    Buonaparte et son aide de camp Junot allaient visiter Barras, rue Neuve-des-Petits-Champs, quand ils se heurtèrent à de nombreux cavaliers qui barraient le passage. Les deux hommes reconnurent des militaires à leur façon arrogante de se tenir en selle, les mains sur le pommeau, mais de quel régiment avaient-ils été détachés? Seule leur buffleterie était réglementaire. Ils portaient des vareuses déteintes par les pluies, des casques ennemis coiffés comme des trophées, des sabots au lieu de bottes ou des bottes aux semelles en carton, rafistolées avec de la corde. Un grand moustachu sans galons, mais il devait être au moins caporal, s’adressa d’un ton sec aux nouveaux arrivants :
    — Tournez les talons, citoyens.
    — Je suis le général Buonaparte!
    — Connais pas.
    — Mais moi je connais Barras !
    — M’en fiche.
    — Il nous attend.
    — M’étonnerait.
    — Laissez-les passer, dit Barras qui sortait de chez lui en uniforme avec son panache tricolore. Suivi par Junot, Buonaparte s’avança vers le vicomte :
    — Tu t’en vas ?
    — A Lille.
    — Pour en ramener l’armée ?
    — Pour ramener un gigantesque convoi de farine. Je sens la guerre civile, général. Après l’hébétude, après les larmes rentrées, j’entends un grondement sourd. Tu n’entends donc rien ? Tu ne vois rien? Tu ne croises pas tous les jours des enterrements ?
    — J’ai des yeux et des oreilles, citoyen Barras.
    — Moi j’en ai cent. Les rapports de mes agents augmentent mon

Weitere Kostenlose Bücher