Le chat botté
appréhension. Jamais les groupes n’ont été aussi nombreux et aussi échauffés, des bruits dangereux se répandent, on dit que les carabiniers et les gendarmes vont être remplacés par des Allemands, et cette sale rumeur, je m’en souviens, elle courait au printemps 1789. On dit que les représentants se sont augmentés et touchent leur indemnité pour moitié en numéraire, que les muscadins se gavent de brioches quand les boulangers n’ont plus de farine. On dit que l’armée va investir Paris pour protéger la Convention...
— Et cette escorte? dit Buonaparte en montrant les cavaliers.
— Je n’ai fait venir de Gonesse qu’un régiment de chasseurs, et je pars avec un escadron réquisitionner du blé dans nos campagnes.
— Au carreau de la Halle, dit Junot, j’ai vu ce matin des centaines de voitures de légumes.
— Elles ne suffisent pas! Le faubourg Saint-Antoine grogne et je n’aime pas ça.
Barras tira une brochure de sa poche de redingote et la tendit à Buonaparte :
— Ce libelle a été diffusé hier à cinq cents exemplaires. C'est un appel à l’insurrection pour obtenir du pain.
Le vicomte mit le pied à l’étrier et se hissa avec élégance sur le cheval qu’on lui tenait.
— Et moi ? dit Buonaparte.
— Toi...
— Qu’est-ce que je fais ?
— Rien.
— Comment ça ?
— Tu n’as pas d’emploi.
— Mais je peux être utile!
— Va en persuader le Comité de guerre.
Le vicomte partit au trot avec ses chasseurs dépenaillés, laissant Buonaparte à son amertume. Nerveux, le général en congé tapotait sa botte avec sa canne. Dès que les cavaliers disparurent au bout de la rue, il commanda à son aide de camp désœuvré comme lui :
— File au Palais-Royal, Junot, écoute et rends-moi compte de l’esprit public. Je serai chez les Permon.
— Je t’y rejoins dans une heure, général.
Donner un ordre, même à Junot, le soulageait un peu, lui qu’on réduisait à l’état de spectateur. Ils repartirent ensemble, puis Junot tourna sur la droite vers le Palais-Royal; Buonaparte remonta la rue Vivienne pour gagner la rue des Filles-Saint-Thomas où Madame Permon, une amie d’enfance de sa mère, vivait au second étage d’un établissement meublé, l’ Hôtel de la Tranquillité . Entre cour et jardin, l’appartement était devenu le rendez-vous des immigrés corses et un tripot : Madame Permon, qui prétendait descendre des empereurs de Trébizonde, y organisait de furieuses parties de cartes car elle percevait un droit sur les enjeux. On venait surtout chercher des nouvelles du pays. Buonaparte avait ainsi appris que les Anglais du 50 e d’infanterie occupaient sa maison familiale d’Ajaccio; il y avait un dépôt d’armes au rez-de-chaussée, un lieutenant Ford avait pris ses quartiers dans les chambres dévastées.
— Le Chat botté! Le Chat botté!
Laure Permon, onze ans, venait d’apercevoir Buonaparte qui traversait la cour; elle avait quitté le balcon, prévenait sa mère et les invités du jour : l’abbé Arrighi, Aréna, Maestracci. Buonaparte n’ignorait pas le sobriquet. Cela remontait à plusieurs années. Quand il était sorti de l’école militaire de Brienne, il était venu montrer son premier uniforme chez les Permon. Comme il avait des jambes grêles et de trop grandes bottes, Laure et sa sœur aînée Cécile avaient éclaté de rire en le traitant de Chat botté. Il ne goûtait guère la plaisanterie mais la subissait. Quant à ses bottes, elles mettaient Madame Permon en fureur : si elles étaient sèches, elles craquaient sur le plancher avec un bruit crispant; si elles étaient mouillées, et qu’il les présentait au feu, elles empestaient; cette pauvre Madame Permon était alors obligée de tenir un mouchoir parfumé contre son nez. Elle avait trouvé une solution, et par vilain temps, dès le vestibule, une femme de chambre était chargée de décrotter les bottes à revers du général. Aujourd’hui, par temps sec, les maudites bottes se contentaient de grincer.
— Napoléon, c’est le cœur ou l’estomac qui vous amène ?
— Le cœur, très chère Madame Permon, le cœur, le cœur qui me pousse à fermer cette fenêtre. Je ne sais pas ce que mijote votre Mariette dans sa cuisine, mais le fumet que je sens risque de vous faire dénoncer comme profiteuse par des voisins jaloux.
— Allons donc ! dit l’abbé Arrighi.
— Et on m’arrêterait pour un trafic de poularde ?
— Une poularde que j’ai achetée
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