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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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moi-même en province, reprit l’abbé.
    — Il faut se méfier de tous et de tout. Je quitte Barras à l’instant, il m’a dressé un tableau bien noir des faubourgs. Madame Permon, vous devriez charger votre berline et rejoindre votre mari à Bordeaux. A Paris, plus rien n’est sûr.
    — Ah oui alors! dit la petite Laure. Hier j’ai eu une grosse peur.
    — Racontez pourquoi à votre Chat botté, Mademoiselle Loulou.
    — J’étais sortie avec Mariette, on voulait acheter des rubans et de la gaze et maman n’a pas voulu qu’on y aille à pied, alors on a demandé un fiacre, mais sur le boulevard des femmes ivres hurlaient « A bas la Convention! Qu’on nous rende nos patriotes ! » Et les mégères, elles ont demandé à notre cocher d’ouvrir sa portière, il résistait, il les éloignait avec son fouet, et moi je lui ai dit de faire ce qu’elles demandaient. J’avais préparé dans ma main un assignat de vingt francs, mais une énorme furie a ouvert la portière et elle m’a pris dans ses bras, j’étais pâle, je tremblais...
    — Mais Mademoiselle Laure n’a pas pleuré, dit la bonne Mariette en apportant une poularde blonde.
    — C'est par vanité, dit Buonaparte pour se moquer. Mademoiselle Loulou n’aura pas voulu pleurer devant des poissardes.
    — Bref, coupa Madame Permon, ces femmes ont laissé passer le fiacre et l’affaire s’est terminée sans mal.
    Elle poussa ses invités vers la table où l’abbé, couteau en l’air, considérait en stratège la poularde à découper.
    — Je ne plaisantais pas, dit Buonaparte en s’asseyant.
    — Nous savons que vous ne plaisantez jamais, dit Aréna en se nouant une serviette autour du cou.
    — Vous prenez des risques, Madame Permon, à chercher des provisions au-delà des barrières. D’abord celui de vous faire attaquer en route.
    — Tout est prévu, Napoléon, ne vous tracassez pas.
    — Je me tracasse tout de même.
    — Nous n’allons quand même pas manger du chien !
    — Ils sont trop maigres, dit Laure en riant.
    — Ou ces poissons du marché Martin, place Maubert, reprenait l’abbé en détachant un pilon : on y vend des poissons morts depuis belle lurette et à moitié pourris.
    Madame Permon était une finaude, Buonaparte le savait. Elle faisait venir en fraude de la farine blanche du Midi, ses amis corses lui apportaient des poissons de Nogent, des légumes frais. Déjà, sous la Terreur, à Toulouse, elle recevait des nouvelles de la capitale par des billets cachés dans des pâtés, des cuisses d’oie, des caisses de fleurs artificielles, la doublure d’un chapeau. Elle changea d’un coup le fil de la conversation :
    — Et vous, Napoléon, avec vos supérieurs ?
    — Supérieurs en grade, voilà tout.
    — Où en êtes-vous ?
    — Nulle part. Je suis ce qu’on veut, Chinois, Turc, Hottentot. Je veux aller en Turquie ou en Chine, tenez, c’est dans ces lieux qu’on attaquerait efficacement la puissance des Anglais.
    Dehors on tirait des coups de feu. Cela ne dura pas, on se remit à déjeuner en silence jusqu’au moment où une course dans l’escalier interrompit le repas. Quelqu’un montait au deuxième étage, cogna à la porte.
    — J’ouvre ? s’inquiétait la bonne Mariette.
    — Ouvre, dit Madame Permon.
    — Les gens dangereux ne frappent pas aux portes, dit Buonaparte, ils les ouvrent à coups de pied.
    Mariette ouvrit et Junot entra, la cravate dénouée, rouge d’avoir couru :
    — L'émeute !
    Après avoir recommandé à Madame Permon de se barricader chez elle, chapeau sur les yeux, canne sous le bras, Buonaparte descendit dans la rue avec Junot et l’abbé. Ils n’eurent pas à marcher longtemps pour constater les incidents. Une meute de citoyens en colère s’en prenait aux volets d’une boulangerie. Les femmes étaient enragées, elles excitaient de la voix les loqueteux qui frappaient la devanture avec des barres de fer. D’autres se faisaient la courte échelle pour atteindre les fenêtres de l’étage, qu’ils brisèrent en les secouant, puis entrèrent dans l’appartement, reparurent en tenant un homme qui gigotait. « C'est le boulanger! » cria une femme. Des insultes et des poings levés, des bouches mauvaises réclamaient sa tête :
    — Tu caches ta farine !
    — Mais non, je vous jure que non...
    — On va bien voir !
    — Menteur !
    — Tu augmentes tes prix tous les jours !
    — Je n’y peux rien, moi...
    — Affameur !
    Sous les coups, les volets finirent par craquer et la

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