Le chat botté
pilier. Saint-Aubin avait ramassé une chaise et s’en servait de bouclier, mais le serrurier y donnait de sévères coups de galoche qui obligeaient le jeune homme à reculer. Dussault vint à son aide, la canne levée; il frappa Dupertois dans le dos mais l’autre se retourna :
— T’es pas content ?
— Non ! répondit Dussault en prenant une posture noble.
Le géant l’attira par le collet et lui lança son genou dans l’estomac. Le muscadin se plia, perdit sa canne, chancela, tomba comme une masse. Une fois par terre, traîné par les cheveux jusqu’au bassin, il poussait des cris de goret. Saint-Aubin avait profité du répit pour filer vers le passage du Perron et quitter le Palais-Royal, mais des ouvriers l’attrapèrent par les basques comme il grimpait l’escalier, et le portèrent avec brutalité devant le café de Chartres dont les vitres venaient d’exploser sous un lancer de chaises. C'était partout la chasse aux petits messieurs parfumés, sur le sable, sur les carreaux cassés, contre les arbres; les émeutiers s’amusaient en riant fort à les décoiffer, à arracher les peignes, à trancher les cheveux en cadenettes avec leurs couteaux avant de les expédier dans le grand bassin. Saint-Aubin n’y échappa que pour recevoir le poing de Dupertois dans l’œil; sonné, il titubait; un croche-pied le déséquilibra, il s’affala sur le sol.
— Arrêtez !
Une patrouille de la garde nationale accourait au pas de charge sous la galerie de Beaujolais, baïonnettes en avant. Dupertois donna le signal du repli en râlant devant le corps inerte de Saint-Aubin :
— On l’reverra pour l’achever, ce foutriquet.
— J’te passerai ma broche, dit l’aubergiste.
Ils partirent en courant à demi, se fondirent parmi les ouvriers qui détalaient en emportant leur butin, le pélican plumé, des poulets, des colliers de saucisses autour du cou, une tête de veau au bout d’un bâton. Les muscadins épargnés, parce qu’ils avaient su se cacher à l’intérieur du café ou au foyer voisin du théâtre Montansier, sortirent sous les arcades et assistèrent leurs amis blessés.
— Allez ! rentrez tous chez vous! ordonnait l’envoyé du Comité de sûreté générale qui conduisait les gardes nationaux.
Saint-Aubin se mit à quatre pattes. Son œil gauche était en feu, il voyait floue la guêtre du sergent qui lui prenait le bras pour le relever :
— Les brigands vous ont bien abîmé, Monsieur...
— Mais je saigne! s’exclama Saint-Aubin.
Il avait porté une main à son visage.
— Ben oui, Monsieur, vous êtes tombé sur des débris de verre, et le verre, hein, ça taillade.
— Un mouchoir ! de l’eau !
— Y'a l’eau du bassin et votre cravate.
— Rentrez chez vous ! répétait l’homme du Comité aux éclopés. Rentrez chez vous !
Des muscadins dégoulinants rampaient sur la margelle du bassin, se levaient, partaient en claudiquant, se tenaient les uns les autres par les épaules. Saint-Aubin avait déchiré la mousseline de sa cravate, il l’avait trempée dans l’eau, appuyait cette compresse sur son œil gauche et grimaçait.
Le tocsin réveilla le représentant Delormel. Il faisait encore nuit. Quelle heure pouvait-il être? Dans l’obscurité, à tâtons, il trouva son bougeoir et un briquet sur la table de chevet, alluma, enfila lui-même ses pantoufles et s’avança vers la pendule de la cheminée. Cinq heures du matin. L'affaire devait être sérieuse. Il retourna vers son lit à baldaquin dont il était fier, éclaira la forme d’un corps recroquevillé sous le drap de soie, toucha la dormeuse à l’épaule, elle ronchonna, elle s’étira, il la secoua un peu :
— Rosalie, Rosalie...
— Qu’est-ce qu’y a, Monsieur ? répondit une voix très endormie.
— Christine ! Que fais-tu là?
— On est mardi, Monsieur, je remplace Madame qui dort au-dessus chez Monsieur Saint-Aubin.
— Mardi ? Ah oui ! suis-je bête...
Christine était la plus jeune des femmes de chambre des Delormel, une petite brune au nez en trompette et aux seins de nourrice. Delormel, debout, inquiet, sa bougie à la main, lui demanda :
— Tu entends le tocsin ?
— Les cloches, ah ça oui, pour sûr que je les entends, Monsieur.
— Le tocsin avant l’aube, tu réalises ?
— Quand c’est pas les cloches c’est le tambour, Monsieur, on prend l’habitude.
— Passe-moi ma robe de chambre.
Christine s’assit en bâillant, puis elle se guida dans le noir les mains en
Weitere Kostenlose Bücher