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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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linge séchait à des ficelles entre deux fenêtres sans vitres.
    On ne voyait encore rien.
    Delormel percevait cependant le bruit sourd et lointain des milliers de sabots qui battaient le pavé, le son enflé, orageux, des voix dont il devinait la férocité sans en saisir un mot. Bientôt il comprit ce que scandaient ces colonnes qui convergeaient vers les Tuileries : A bas la Convention ! Du pain ! Soudain le député vit surgir des guichets du Louvre et de la rue des Orties les premiers rangs de ce brutal cortège.
    — Des femmes...
    Des milliers de femmes en cheveux ou en bonnets rouges affluaient place du Carrousel; elles en occupèrent l’espace en peu de temps, elles se pressaient car il en venait toujours. Elles montraient le poing, poussaient des hurlements sauvages. Elles touchaient aux grilles et les meneuses s’y accrochaient. Elles étaient parties des faubourgs et avaient en chemin mobilisé les femmes des quartiers qu’elles parcouraient, les femmes des boutiquiers qui laissaient leurs boutiques sans marchandise, les impétueuses, les infortunées, les malingres au ventre vide, des mères avec leurs enfants maigres, des souillons qui levaient des piques ou des fourches. Les grilles allaient sans doute se renverser sous la poussée. Avisant Delormel et les députés interdits qui restaient plantés dans la cour, une mégère cria :
    — Les voilà, ces coquins, les scélérats qui nous font mourir de faim !
    — Qu’ils sont gras ! reprenait une autre.
    Puis, comme des muscadins s’étaient risqués en haut du perron pour étudier l’émeute, la mégère reprit :
    — A bas la jeunesse de Fréron !
    — Ce soir nous aurons leurs belles chemises, promettait une rousse en furie.
    — Leurs têtes feraient un bel effet au bout des piques !
    Delormel fut le dernier du groupe des députés envoyés en observation à tourner le dos pour rentrer aux Tuileries. Il s’arrêta un instant devant les dragons impassibles, dit à leur capitaine :
    — Essaie de contenir cette foule en dehors des grilles.
    — On verra, dit l’officier.
    — Tu verras quoi ?
    — On peut pas charger dans le tas, vont nous mettre en bouillie, ces malheureuses, et puis, entre nous, citoyen représentant, elles ont faim.
    — Hélas ! je le comprends...
    — Ça suffit pas de comprendre. Nous aussi on a faim, mes hommes et moi, on s’est rien mis sous la dent depuis trente heures.
    — Je m’en occupe, capitaine.
    — Y'a intérêt, citoyen.
    Préoccupé, Delormel rejoignit ses camarades sur le perron. Il n’avait pas confiance. Ces dragons venaient de la banlieue, ils avaient été volontaires à l’armée du Rhin ou à celle de Sambre-et-Meuse, ils avaient tenu tête à l’Europe coalisée contre la Révolution, ils n’avaient pas vécu à Paris la Terreur qu’ils pensaient nécessaire pour étouffer les traîtres qui voulaient livrer la patrie aux étrangers et aux royalistes. Ils avaient aimé Marat, ils avaient lu Le Père Duchesne de l’ordurier Hébert. Obéiraient-ils à la Convention ou au peuple? Le représentant regarda de loin les dragons : leurs sabres restaient au fourreau. S'ils pactisaient avec les émeutiers ?
    Les cris n’avaient pas cessé, des roulements de tambours s’y ajoutaient. Là-bas, derrière la masse des femmes, Delormel vit les sections populaires qui tiraient des canons attelés.
    La grille de la cour céda en début d’après-midi. Alors les femmes, les ouvriers, les sectionnaires des faubourgs envahirent les Tuileries. Celles et ceux qui entraient pour la première fois dans ce palais n’avaient pas le temps de s’émerveiller des dorures, des lustres, des tapis qu’ils foulaient; ils se formaient en courants, et, par la force de leur nombre, s’introduisaient partout. Ils vociféraient, se côtoyaient, menaçaient, fraternisaient, se mélangeaient aux bourgeois des sections parisiennes, aux soldats qu’ils repoussaient en les englobant. On ne distingua bientôt plus les assiégés des assiégeants. Les gardes nationaux des beaux quartiers et ceux des faubourgs portaient les mêmes uniformes, plus ou moins entretenus, chasseurs bleus aux épaulettes vertes, fusiliers aux revers rouges. La confusion était totale. Culbuté dans le grand escalier, un général décoiffé fut englouti par cette multitude. Le grand Dupertois, qui participait à l’invasion, souffla au général, en plein visage :
    — T’as un beau sabre.
    — Il coupe trop, dit un flandrin à bonnet rouge. Tu vas

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