Le chat botté
piques, les regardaient passer avec malveillance mais sans bouger, debout contre les murs noirs de leurs maisons. Comme ils longeaient des cultures maraîchères et que l’air était doux, le vent portait une odeur d’herbe fraîche. La maison de Santerre n’était pas loin, Kilmaine et ses cavaliers l’enveloppèrent, puis, armés de carabines et de sabres, abandonnant leurs montures, ils cassèrent la porte et s’engouffrèrent à l’intérieur.
— Et nous, alors ? râlait Saint-Aubin.
— Je vous l’avais dit, ils veulent la victoire pour eux seuls, ces foutus militaires!
En soupirant, les muscadins visitèrent les potagers et Dussault demanda à une paysanne ce qu’elle portait dans son panier.
— Des raves, Monseigneur...
— Des raves ? Et cela se mange ?
— On mange la racine.
— Tu me les vends ?
— Si vous y tenez...
— Combien, pour ce panier ?
— Cent sous...
— Tiens, voilà vingt francs.
— Ah, on voit que vous valez mieux que ces gueux de jacobins!
Le pensait-elle? Ou bien, devant le billet, se disait-elle que ces bourgeois étaient trop riches ?
— Votre trouvaille est pleine de terre, dit Saint-Aubin en prenant une rave dans le panier.
— Il n’y a qu’à laver ces légumes.
Ils traversèrent la place jusqu’à une grande déesse égyptienne, une Isis de plâtre qu’on avait édifiée pour la fête de la Régénération; elle avait survécu aux hivers et aux pluies, ressemblait encore à une fontaine et l’eau coulait en filets minces de ses mammelles écaillées. Ils n’étaient pas les seuls à nettoyer leurs légumes. Inemployés, les muscadins distribuaient leur argent aux paysans pour une salade ou un chou qu’ils allaient manger cru. A côté, la vieille forteresse, symbole absolu de la Révolution française, se réduisait à un chaos de pavés, de broussailles, de ronces et de fleurs sauvages qui poussaient aux flancs de ses fossés; les pierres du donjon avaient été emportées et servaient à bâtir un pont entre les Tuileries et la rive gauche.
Les muscadins patientèrent ainsi deux heures, et Kilmaine revint avec ses cavaliers, mécontent, sous les quatre rangées de marronniers du boulevard Saint-Antoine. Il passa sans la regarder devant la maison à l’italienne du citoyen Beaumarchais, vieux mais toujours vif, exilé à Hambourg, et, à l’entrée du jardin fou, truffé de grottes et de labyrinthes, propriété nationale où nos muscadins avaient souvent dansé, trônait la statue de ce Voltaire qu’on aimait à nouveau.
— Qu’avez-vous fait des rebelles, général ? osa un muscadin en gilet rouge et or, les mains en porte-voix.
— La maison était vide. On rentre.
— Par le même chemin ?
— Non, par la rue de la Roquette. Voyons l’état des faubourgs, puisque nous y sommes. Marchez devant, cette fois.
Les jeunes gens déboulaient rue de la Roquette; ils entonnaient de leurs voix mal rythmées Le Réveil du peuple , mais le peuple était ce matin très réveillé et droit au sommet d’une barricade de poutres et de chariots consolidés par les pavés défaits de la chaussée. Ces hommes et ces femmes levaient des piques, des tranchoirs, des marteaux de forgerons; ils beuglaient contre les muscadins devenus pâles et muets :
— Venez, petits, venez qu’on vous ouvre la gorge !
— On va vous écorcher vifs !
— Une moisson de têtes pour une forêt de piques !
Kilmaine poussa son cheval gris au premier rang :
— Détruisez cette barricade !
— Au nom de qui ? rugit une matrone édentée.
— Au nom du régiment qui vient nous rejoindre et des canons qu’il va pointer pour débarrasser cette rue !
Les deux camps se menaçaient, mais aucun coup de feu n’avait été tiré. Les muscadins qui avaient oublié de charger leurs fusils restaient comme des godiches, l’arme au pied, sauf un garçon imprimeur qui mit en joue des ouvriers, au hasard, ce que Kilmaine remarqua aussitôt :
— Hé! le grand imbécile !
— Moi ? dit le garçon imprimeur.
— Tu t’es reconnu. Pose ton fusil.
Les négociations se poursuivaient avec les gardes nationaux de sections populaires qui se mêlaient aux factieux, et, une heure plus tard, la barricade s’ouvrit; par ce passage, les cavaliers et les muscadins entrèrent rue de la Roquette. Aux fenêtres les jurons ne cessaient pas, des enfants lançaient des pots de fleurs, des filles leurs sabots ; sous une averse de projectiles variés, incapables de se défendre, quelquefois
Weitere Kostenlose Bücher