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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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au magasin de Provence et d’Italie, elles s’épilaient, se rafraîchissaient le teint à l’eau de pigeon; elles portaient des anneaux d’or fin autour du cou, des bras et des chevilles, des bagues aux doigts des mains et des pieds, estimaient les messieurs avec de troublantes œillades. Eux, ils étaient riches ou célèbres, des écrivains, des savants, des tribuns en panache, des généraux, des escrocs, des voleurs, des barbons de la banque ou de la finance.
    — Quel est cet élégant qui prend des poses ?
    — Ouvrard, général. Le banquier. A vingt-cinq ans il est déjà millionnaire.
    — Comme moi.
    — Vous êtes millionnaire?
    — J’ai vingt-cinq ans.
    Buonaparte fut d’emblée jaloux de ce gandin, mais Delormel le poussa vers Cambacérès qu’il avait aperçu entouré de mondains, avec son habit de l’ancien régime, sa perruque poudrée sur une tête carrée un peu molle : il était président temporaire du Comité de salut public et, sur la proposition d’Aubry, venait de signer la mise à l’écart de Buonaparte. Delormel tira Cambacérès par la manche, comme pour lui faire une de ces confidences dont il était friand, l’amena dans un coin plus calme, près d’une porte-fenêtre ouverte sur le jardin en fouillis :
    — Citoyen président, voici le général Naboulione Buona-Parté que vous avez destitué.
    — Ce qui est injuste! dit celui-ci d’un ton sec.
    — Ah ! général, il doit y avoir erreur...
    Le prudent Cambacérès savait calmer les plus impétueux. Très psychologue, cauteleux, félin, méridional enfin, avec ce fort accent de Montpellier qui mettait en confiance et ôtait de la gravité à ses propos, il détourna la colère de ce Buonaparte qu’il n’avait jamais vu mais dont le regard l’impressionnait. Cambacérès voulait éviter les tracas, achever sa vie en vieillard riche et gourmand. Il détestait les affrontements.
    — Général, dit-il d’une voix de comédie, si j’ai commis une erreur je crains d’avoir eu tort.
    — A la bonne heure ! dit Delormel.
    — Vous êtes un sage, dit Buonaparte. Seuls les sots se croient infaillibles, le pape en dehors.
    Cambacérès éclata d’un rire étudié :
    — Vous pouvez me gronder, général. Pour moi c’était une affaire de pure forme...
    — Mais vous avez signé ma destitution !
    — J’ai signé, oui, on me présentait un fonctionnaire qui refusait d’obéir... C'est injuste, j’en conviens, on vous doit la prise de Toulon qui a sauvé la République...
    A son habitude, Cambacérès en rajoutait :
    — On en veut à votre mérite, général. Les gens qui ne font rien ne supportent pas ceux qui agissent. Patience.
    — Je ne suis pas patient.
    — Vous avez des amis, ils vous soutiendront.
    A ce moment l’orchestre s’arrêta de jouer, les danseurs de danser, les parleurs de parler. Madame Tallien entrait dans son salon. Les autres femmes n’existaient plus.
    Thérésia, c’était une demi-Espagnole au corps sans reproche, la poitrine découverte, la taille fine, des cuisses rondes, des cheveux noirs bouclés à la Titus, drapée dans une légère mousseline et dans un châle de cachemire pourpre, un serpent d’or à tête d’émeraude entortillé au poignet. Elle marchait en balançant les hanches pour que sa robe s’ouvre. Buonaparte n’avait jamais vu une déesse d’aussi près. Il en perdait sa contenance. Il paraissait plus emprunté encore que d’habitude, et ses yeux bleus si durs se mouillaient en la contemplant. Thérésia sortait de ses lectures. Les femmes qu’il avait connues étaient des tapineuses ou des sans-manières, des épouses de député comme Madame Ricord ou la blonde Félicité Turreau, ou des fillettes, amours passagères, Emilia Laurenti la Niçoise, Désirée Clary sa belle-sœur, la prude Victorine de Chastenay, Suzanne l’ouvrière. Thérésia représentait ces Crétoises antiques d’Hagia Triada ou de Cnossos, minces, le sein nu et doré par le soleil, importantes comme des hommes avant la grande nuit misogyne, venue d’Orient, qui tomba sur la Grèce à la mort d’Hérodote et transforma les femmes en putains ou en mères, en recluses de harem. Thérésia était libre et vivante, l’égale des Romaines impériales d’avant la nuit chrétienne imposée par l’apôtre Paul. Elle avait grandi au château Saint-Pierre de Caravanchel de Arriba, près de Madrid, une ville de paysans et d’oisifs fermée dans son enceinte de terre battue, souillée par les

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