Le chat botté
Qui voyait-il, dans sa prison? Même pas sa sœur. Il ne voyait que son médecin.
— Qu’on aurait tué pour qu’il se taise...
— Nous y sommes.
— Que voulez-vous dire, très cher ?
— Que le prisonnier du Temple n’était plus Louis XVII.
— Vous voulez insinuer qu’il est mort depuis longtemps ?
— C'est une possibilité, mais j’en vois une plus intéressante.
— Détaillez, Saint-Aubin.
— Et s’il était vivant, en bonne santé, quelque part en Prusse, ou à Londres ?
— A Londres, non, intervint un homme en veste de drap gris comme en portaient les chouans, un chapelet à la boutonnière ; les rebelles royalistes ne se cachaient plus, désormais, et on les rencontrait à Paris dans les cafés où ils menaient leur propagande.
— Pourquoi pas à Londres? lui demanda Saint-Aubin.
— Parce que nous le saurions, nous, en Bretagne. Et moi, ce que je peux vous affirmer, c’est qu’une armée d’émigrés, en Angleterre, s’organise aujourd’hui pour débarquer sur nos côtes. Si le petit roi vivait à Londres, il serait mêlé à ces préparatifs.
Les paroles du chouan modifièrent les conversations. Quelle était cette armée d’émigrés? Combien étaient-ils? Viendraient-ils sur des navires anglais? Qui les commandait ? Le comte d’Artois ? L'invasion avait-elle ses chances ? Les Bretons étaient-ils prêts à accueillir ces royalistes? Saint-Aubin ne participait pas à cette bordée de questions auxquelles le chouan ne répondait pas toujours avec précision; il restait convaincu que Louis XVII était vivant, caché quelque part en Europe ; il tenait son information de Delormel qui la tenait de Barras. Tandis que les muscadins se montaient la tête, Saint-Aubin regardait les jardins du Palais-Royal par la vitre du café. Une pluie fine et chaude forçait les promeneurs et les filles à s’abriter sous les arcades. Il vit soudain des gardes nationaux en rangs.
— La garde !
— Ce n’est pas pour nous, dit Davenne qui songeait à cette fameuse armée d’exilés.
— Déjà des soldats de Hoche ont déserté pour nous rejoindre dans le bocage, précisait le chouan, intarissable sur les forces invisibles des rebelles, que jamais les républicains ne voyaient sinon en embuscade, quand il était trop tard.
Saint-Aubin sortit du café. La garde nationale encerclait le passage du Perron par les jardins et par la rue de Beaujolais, pour arrêter les agioteurs et les marchands comme tous les matins, mais la plupart de ces malhonnêtes, prévenus par des guetteurs, s’étaient éparpillés dans la foule avec leurs sacs d’or et leurs objets volés.
A la fin de ce siècle trop riche en émotions les esprits vacillaient. Mal assurés du présent, n’osant imaginer l’avenir, à l’air libre, les hommes se tournaient vers la magie et chantaient confusément le désordre primitif. Ils lisaient pour frissonner les œuvres d’Ossian, ce barde irlandais des premiers siècles, mythique, réinventé par le très britannique James Macpherson, des poèmes épiques qui réclamaient le retour du Nord et de ses brumes, le Nord des barbares, le Nord des landes roussies par le gel, celui des fantômes méchants et des sorcières accroupies devant des chaudrons où mijotent des crapauds. Ils découvraient alors le charme des abbayes mais en ruine, des souterrains, des grottes, des passages secrets. Les imprécateurs surgissaient. La voix de William Blake annonçait des orages : « La seule Vie, c’est l’Impulsion qui vient du Corps. La Raison est cette frontière qui limite et emprisonne notre Vie! » Le jeune Werther avait vingt et un ans; Chateaubriand se souvenait avec délice, dans son exil anglais, des tempêtes qui faisaient gémir les pierres de Combourg. Des magnétiseurs et des illuminés sillonnaient l’Europe. A Paris, on se signalait des pommades miraculeuses confectionnées avec la moelle des os de la patte gauche d’un loup, quelques voyants prédisaient que deux comètes en fusion allaient s’écraser sur terre.
Le carosse rouge de Madame Tallien s’arrêta devant un immeuble sale de la rue d’Anjou. Elle en descendit, puis Rose de Beauharnais, puis Rosalie Delormel qui les avait guidées jusqu’ici. Elles avaient mis des capelines sur leurs robes légères, ôté leurs bijoux par crainte des voleurs.
— Rosalie, nous sommes à la bonne adresse? demanda Thérésia.
— J’y suis déjà venue, je te dis.
— Si près de l’épouvantable cimetière de la
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