Le chat botté
espoir mourait. Les Comités allaient se croire tout permis contre les royalistes. La mésaventure personnelle de Saint-Aubin ne pesait rien vis-à-vis de ce drame. Il se dépêcha vers la chapelle où les hommes de la section LePeletier discutaient dans le désordre d’une nouvelle stratégie. Les uns voulaient appeler aux armes les beaux quartiers; les sections amies se regrouperaient, celle de la Place-Vendôme, celle du Théâtre-Français, de Bonne-Nouvelle, de la Butte-des-Moulins. D’autres prétendaient que la force n’était plus de mise, l’affaire manquée de Quiberon l’attestait. Saint-Aubin entendit la voix rageuse de Dussault, qu’il aperçut dans le chœur, assis sur un prie-Dieu :
— Qu’allons-nous décider pour abattre cette maudite Convention ?
— Les jacobins reviennent, dit un voisin en agitant son face-à-main.
— Il a raison, dit un perruquier très distingué, j’ai vu, de mes yeux, j’ai vu qu’on a remis dans ma rue le buste de Marat!
— Contre les jacobins employons la méthode des jacobins.
L'homme qui venait de parler avait naguère tenu une épicerie rue de la Verrerie, et il en avait la mine, tête ronde, sourcils en broussaille et près du nez, nez près de la bouche, on aurait dit un mérou. Il fréquentait l’Agence royaliste de Paris qui, avant la catastrophe de Quiberon, n’avait jamais approuvé ce projet de débarquement, misait sur le temps et préparait des futures élections régulières :
— L'action violente nous est interdite...
— Mais non!
— Mais si. Le peuple a faim, il est apathique, il veut la paix, nous ne le soulèverons pas. Nous devons effectuer un véritable travail de propagande en profondeur, diffuser nos idées et nos critiques, mettre en place un réseau. Puisque l’opinion fait tout il faut chercher à la former.
Un réseau neuf se mettait en place, avec un contact au centre de Paris, dans un restaurant de la rue de la Loi tenu par une actrice du théâtre Feydeau. Depuis la Suisse, un certain d’André organisait la riposte; ancien conseiller au parlement d’Aix, il avait autrefois négocié la paix avec les Anglais, au nom de Danton, et ses affidés tissaient une toile serrée sur l’ensemble du pays, prêtres, aubergistes, soldats dont l’état-major se réunissait sans grand mystère au 12 de la place Vendôme, dans cet hôtel Baudard de Saint-James qui appartenait au financier Dodun, un administrateur de la Compagnie des Indes.
— Et l’argent ? demanda Saint-Aubin.
— Anglais, voyons. Monsieur Wickham, le résident de Londres à Berne, nous sert de trésorier-payeur. C'est lui qui fournit les faux passeports aux émigrés qui sillonnent la France déguisés en colporteurs, lui encore qui vous a procuré des kilos de faux assignats.
Saint-Aubin était séduit par cette action à mener en douce et sans trop de risques.
La semaine suivante, Saint-Aubin se décida : il irait travailler à la Commission des plans de campagne où Delormel, par complaisance, l’avait fait nommer. Il pensait se rapprocher du Comité de salut public puisque cette commission en dépendait et qu’elle était logée aux Tuileries. Peut-être y apprendrait-il des choses qui intéresseraient l’Agence royaliste. Il se rendit donc au palais, un après-midi du mois d’août, et se présenta au concierge qui s’étonna :
— C'est pas l’jour de ta paie, citoyen...
— Je ne viens pas toucher ma paie.
— C'est pourtant l’seul jour qu’on te voit.
— Dorénavant vous me verrez tous les jours.
— Pourquoi ça ?
— Pour travailler. Indiquez-moi la commission où j’ai été affecté.
— Laquelle ?
— Celle des plans de campagne. Je ne sais pas en quoi elle consiste mais j’en connais au moins le nom.
— Compliqué, j’vais te conduire.
Le concierge prévint les gardes en faction qu’il s’absentait et alluma une lanterne.
— En plein jour ? dit Saint-Aubin.
— Là-haut, fait sombre.
Ils prirent un escalier, des corridors peu éclairés, un autre escalier, en colimaçon celui-là, des pièces en enfilade remplies de caisses jusqu’aux plafonds qui bouchaient les fenêtres, avant d’arriver devant une porte basse dans les combles du palais.
— Ça s’ra là, chez toi.
Saint-Aubin entra dans une mansarde. Deux commis, attablés côte à côte, le crayon à la main, levèrent le nez. De dos, un petit homme à catogan se penchait sur une carte dépliée qui occupait en entier son bureau ; il parlait à haute
Weitere Kostenlose Bücher