Le chat botté
c’est-à-dire de l’approcher, de la frôler, de respirer son parfum, de glaner un mot, un regard, une caresse. Saint-Aubin attendait aussi de lui parler mais à l’écart de sa clientèle, et sans patience. Comment présenter sa requête? Quels mots? Pouvait-elle empêcher les Comités de poursuivre la chasse aux muscadins? Qui pouvait-elle protéger et comment ?
Le perfide triomphe et se rit de ma rage,
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage;
Il croit que, toujours faible, et d’un cœur incertain,
Je parerai d’un bras les coups de l’autre main...
Saint-Aubin n’écoutait pas les vers d’ Andromaque mais bientôt des applaudissements et des bravos retentissants lui apprirent la fin de la tirade. Thérésia recevait mille compliments, des éventails, des colliers, des fleurs exotiques qu’elle confiait à ses valets empressés. La voici devant Saint-Aubin. Il a la mine pâle et grave, la gorge sèche :
— Madame, je dois vous parler...
Un négociant de Dijon, député, offrit à ce moment des bouteilles d’un vin rarissime, elle ne les prit pas mais profita de Saint-Aubin :
— Prends les bouteilles, mon joli citoyen.
Elle glissa trois mots au valet chargé des fleurs et fit signe au jeune homme de le suivre. Il hésitait. Thérésia lui sourit d’un air coquin en le fixant droit dans les yeux et elle hocha la tête pour lui demander d’obéir. Il suivit le valet en habit à la française au dehors des salons. Dans le vestibule, l’homme confia ses fleurs à un autre domestique, Saint-Aubin posa ses bouteilles sur une console.
— Nous montons à l’étage, Monsieur, dit le valet.
Dans l’escalier à rampe dorée en forme de lianes entremêlées, Saint-Aubin était aux anges. Avec Thérésia tout semblait facile et Barras ne pourrait lui résister; la Convention laisserait les muscadins tranquilles.
— C'est ici que Monsieur doit attendre Madame, dit le valet en ouvrant la porte d’une chambre.
Il entra le premier, alluma des bougeoirs, salua avant de refermer la porte derrière lui. Près du lit monumental aux rideaux jaune, il y avait une statue de Diane effarouchée qui ressemblait à Madame Tallien. Saint-Aubin voulut s’asseoir mais ne trouva aucun fauteuil, aucun canapé, alors il s’installa au bord du lit en s’étirant. Lorsqu’elle rejoignit sa chambre, Thérésia trouva le jeune homme étendu tout habillé sur le lit, les bras en croix. Fatigué par une nuit blanche et ses angoisses, il ronflait.
A son extrémité nord, bien avant les boulevards, la rue Vivienne débouchait à la perpendiculaire de la rue des Filles-Saint-Thomas, en face du portail de l’ancien couvent dominicain qu’occupait alors la section LePeletier. Gardes nationaux aisés, limonadiers, élèves des écoles, fonctionnaires, restaurateurs, employés, commis, poussés aux extrêmes par des chouans et des journalistes qui prêchaient la monarchie, ils avaient transformé le réfectoire en armurerie et tenaient leurs séances dans la chapelle désaffectée, ce que Saint-Aubin apprit dès l’entrée; il s’avança pour la première fois dans le cloître, sous la galerie à colonnes autour d’un jardin carré qu’envahissaient la broussaille et les fleurs des champs. Chez Madame Tallien il avait été ridicule, cela le rendait maussade; quand il s’était réveillé avec l’aube elle était partie, et il avait mal supporté les regards ironiques des valets, mais comme prévu il devait rendre compte de sa démarche loupée à ses amis.
Il cherchait dans sa tête le moyen d’atténuer son fiasco, de le rendre moins bête, quand il surprit une discussion en passant devant des sectionnaires nerveux.
Le débarquement de Quiberon était un désastre.
D’abord il n’y crut pas, il se fit répéter les chiffres épouvantables qui semblaient vérifiés. Hoche avait fait dix mille prisonniers dont le clergé de l’évêque de Dol, avec Monseigneur; il avait pris soixante mille fusils, soixante mille paires de souliers, des habits, du blé, de la viande séchée.
— Et les Anglais ?
— Ils sont restés au large.
— Combien de morts ?
— On n’en sait rien, mais beaucoup, ça c’est sûr, et plus encore, même si Hoche refuse d’exécuter ses prisonniers. Ce scélérat de Tallien est à Vannes pour fusiller en masse.
— Les soldats n’accepteront pas d’être mêlés à un carnage !
— Tallien le demandera aux Liégeois et aux Belges réunis à l’armée de l’Ouest.
Un
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