Le chat botté
voix :
— Il est urgent de fortifier la rade de Vado, et de réparer le chemin de la madone de Savone, à Altare, pour faciliter le passage des canons qui s’en iront bombarder le port fluvial de Ceva... Relisez.
— Relire quoi, mon général ? demanda le premier commis.
— Ce que je vous ai dicté, ahuri !
— Nous on est copistes, se défendit le second commis.
— On peut tout recopier mais on sait pas prendre sous la dictée.
Buonaparte se retourna et vit Saint-Aubin :
— Que veux-tu ?
— Grâce à Monsieur Delormel, que vous connaissez, je travaille dans cette commission, général, mais je ne pensais pas vous y trouver...
— Tu sais écrire ?
— Bien entendu, j’ai été clerc de notaire.
— Remplace ces deux jean-foutre.
— Et nous ? dit le premier commis.
— Où allons-nous ? s’inquiéta le second.
— Allez au diable ! Fichez le camp !
Ils mirent leurs chapeaux avant de s’enfuir. Saint-Aubin prit leur place à la table et Buonaparte continua à parler en étudiant sa carte :
— Le château de Sassello. S'en emparer, c’est enfantin. Valloria? Attaquons des deux côtés en établissant à l’occasion une jonction avec l’armée des Alpes...
Doulcet de Pontécoulant venait de remplacer Aubry l’intraitable au Comité de guerre. Fidèles à leurs promesses, Barras, Fréron et Delormel lui avaient recommandé « le petit Italien » ; il l’avait reçu dans son bureau du Louvre, au sixième étage du pavillon de Flore. Le réintégrer dans l’artillerie? Difficile. Letourneur, un ancien avocat chargé du personnel, qui avait déjà rayé le nom de ce général indocile quelques mois plus tôt, avait hésité puis refusé net. Alors Buonaparte avait échoué à la Commission des plans de campagne. Il déroulait des cartes, crayonnait, étudiait des rapports, griffonnait des chiffres et d’imaginaires mouvements d’escadrons. Il dictait ses notes à des gratte-papier qu’on lui imposait, entrait dans des colères épouvantables parce qu’ils étaient lents ou nuls, et qu’il était conscient de sa mission : il n’avait jamais affronté une armée organisée comme celle de l’Autriche qui tenait le Piémont, mais il préparait des instructions pour Kellermann, général en chef de l’armée d’Italie. Pontécoulant semblait enchanté; il n’y connaissait rien en art militaire, il signait les yeux fermés au nom du Comité de salut public.
Et Saint-Aubin écrivait sous la dictée rapide de Buonaparte, lequel n’était pas mécontent de ce jeune homme vif qui noircissait du papier sans poser de questions ni de problèmes :
— Distinguons les prisonniers autrichiens des piémontais. Si les premiers, des envahisseurs, méritent la sévérité, il convient d’amadouer et de convaincre les indigènes pour mieux lever des impôts...
Quand l’horloge dorée du bureau sonna sept heures, Buonaparte prit sa canne :
— Rédige à l’encre ce que tu as noté. Tu me présenteras ce texte demain.
— A quelle heure, général ?
— Ici même à cinq heures, et ne me fais pas attendre, même une minute, j’ai horreur de ça. Autre chose. Tu me sembles moins bête que les gribouilleurs qu’on m’a envoyés et je n’ai pas envie d’aller te rechercher en prison, alors mets une redingote passe-partout.
— Les rayures larges sont à la mode, général.
— Ta mode n’a aucun avenir et elle te condamne.
— Aujourd’hui, qui a un avenir ?
— Moi.
Buonaparte enfonça jusqu’aux yeux son chapeau rond et sortit en laissant la porte ouverte. Saint-Aubin ramassa ses notes : l’esprit pratique et la précision de ce général mal ficelé dans sa redingote grise l’impressionnaient, il était saisi par sa voix ferme malgré son accent impossible, par le regard bleu qu’il posait sur lui lorsqu’il relisait les notes prises à la va-vite.
Buonaparte se prétendait accablé de travail depuis une heure de l’après-midi jusqu’à trois heures du matin, mais il se rendait à la Commission dans la soirée, vers cinq heures, pour s’en aller peu avant le dîner. Le reste du temps il s’occupait de ses affaires personnelles. Il espérait acquérir une terre et se renseignait sur les prix, courait à l’Observatoire chez le savant Lalande qui lui enseignait des éléments d’astronomie, roucoulait auprès de la vieille Montansier, réclamait à l’acteur Talma des billets de faveur pour entrer gratuitement au théâtre, soignait ses relations avec vigilance,
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