Le chat botté
porche béant, baissant la tête, traversèrent une courette, un autre passage. Les voici à l’arrière d’un immeuble décrépi. Barras et Buonaparte descendirent de leurs chevaux qu’ils confièrent au troisième homme. Ils s’engouffrèrent dans une entrée malpropre. Barras respira le parfum d’un flacon qu’il venait de déboucher; il supportait mal les odeurs de moisi, de salpêtre et de soupe grasse.
— Il habite sous les toits.
Ils montèrent les cinq étages d’un escalier raide dont les marches crissaient. Tout en haut, du pommeau de sa canne, Barras cogna selon un code à une porte en planches. Un grognement lui répondit à l’intérieur et une femme en savates leur ouvrit. Elle était affreuse, grêlée. Deux mioches rouquins aussi laids que leur mère, maladifs, avec des yeux rouges, s’accrochaient à ses jupes.
— Le citoyen est au labeur, dit-elle.
— Nous voulons le voir tout de suite.
— Il est aux cochons.
Il fallut reprendre l’escalier, se laisser mener par le plus âgé des enfants albinos dans une arrière-cour fangeuse qui servait de porcherie. Joseph Fouché engraissait des cochons. Ce prêtre défroqué, naguère représentant en mission, touillait dans une auge toutes sortes de racines et d’épluchures. Il sursauta, méfiant, il savait qu’on en voulait à sa vie : il avait autrefois mené à Lyon une répression sans pitié; seize cents suspects avaient été exécutés au canon dans la plaine des Brotteaux, parce que la guillotine de la place Bellecour était trop lente. Fouché se reprit en voyant Barras, sans pouvoir cacher que ses mains tremblaient. Buonaparte le connaissait de réputation mais ne l’avait jamais vu; il ne l’imaginait pas aussi malingre et insignifiant. C'était un avorton aux joues en creux, aux pommettes saillantes, aux yeux d’un gris trouble et à demi plissés, aux cheveux roux en ficelles. Fouché s’essuya les mains à son tablier :
— Vois comme je suis devenu, Barras. Comment pourrais-je encore te servir ?
— J’ai plusieurs choses à te demander.
— Je ne sors plus du faubourg. Trop dangereux.
— Je ne te demande pas d’en sortir, et tu seras rétribué.
Barras tira de son manteau une bourse en cuir assez rebondie, il la jeta à Fouché qui, surpris ou malhabile, la laissa tomber dans la boue, mais il la ramassa, la soupesa, y devina des pièces d’or :
— Qu’est-ce que je dois faire, Barras ?
— D’abord nous emmener dans un endroit propre et discret.
— Discret, je connais. Propre, je ne garantis pas.
— Nous te suivons.
— Attends.
Fouché dénoua la corde qui fermait un grillage. Il libéra d’un local noir une dizaine de porcs bruyants et voraces qui coururent vers l’auge en se battant. Fouché appela. Un géant chauve accourut :
— Surveille les bêtes, lui dit-il, j’ai une affaire avec ces honorables citoyens.
La rue du Faubourg-Saint-Antoine était peu animée. Des hommes tiraient des charrettes remplies de meubles à réparer ou à livrer, mais les artisans travaillaient dans leurs ateliers des passages ou les cours sombres comme des fonds de puits. On entendait les coups de marteau, le bruit de la scie, quelques apostrophes à des commis fainéants. Fouché emmena Barras et Buonaparte devant une taverne dont l’enseigne, découpée dans du fer, figurait un cep de vigne. Ils entrèrent dans la salle. Les buveurs ne levèrent pas le nez de leurs gobelets de vinasse. Fouché fit un signe au tenancier debout à son comptoir. L'autre lui donna sans un mot la clef de sa cave où ils allèrent par un escalier dangereux, avec un bougeoir. En bas, ils s’assirent sur des tabourets à côté des tonneaux. Fouché posa son bougeoir sur le sol de terre battue :
— Le vin d’ici, je ne vous le conseille pas, c’est pour les ouvriers. Le patron, il mêle à sa piquette de Suresnes de l’esprit-de-vin et du chat mort pour la couleur. Ça ronge.
— Nous ne sommes pas ici pour boire, dit Buonaparte.
— Le général a raison, reprit Barras.
Fouché regarda en biais ce général au drôle d’accent qu’éclairait sa bougie. Barras s’expliqua :
— Je veux être tenu au courant, chaque jour, de l’opinion du faubourg.
— Les ouvriers sont favorables à ta Constitution, tu le sais parfaitement. Et ils n’iront pas crier contre les Deux-Tiers, eux. Ils comprennent que le décret les protège des royalistes et des bourgeois. Des patriotes les ont instruits.
— Tu les sens prêts à
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