Le chat botté
n’aimons pas le sang!
— Chargez ! braille le député Laporte.
— Si vous tirez sur nous, soldats, continue Delalot, vous tirez sur vous !
— Chargez ! chargez !
— Ne bougez pas ! ordonne le général Menou en tirant son sabre du fourreau. Je pourfends le premier qui insulte les bons citoyens de la section LePeletier!
— Traître, marmonne le député.
Menou ne relève pas ce mot que lui seul a entendu, il pense que la section LePeletier, naguère, a été l’unique soutien du roi Louis XVI quand le peuple envahit les Tuileries. Il propose au jeune Delalot sur un ton courtois :
— Monsieur, nous acceptons de nous retirer mais à une condition...
— J’écoute votre condition.
— Retirez-vous de même.
— Soit, général.
Menou se dresse à demi sur sa selle :
— Demi-tour !
Et les soldats, au coude à coude dans cette rue étroite, tournent le dos à la barricade, le fusil à l’épaule.
— En avant, marche!
Ils rebroussent chemin vers le Palais-Royal en se bousculant, se fraient plus loin un passage difficile parmi les nombreux badauds qui assistaient à la confrontation et se mettent à applaudir. Au sommet de sa muraille de meubles, Delalot entonne Le Réveil du peuple pour achever la défaite des troupes de la Convention.
Buonaparte est présent.
Il vient de la rue des Colonnes, en civil car il sort à l’instant du théâtre Feydeau, une taupinière de muscadins où l’on va applaudir Gévaudan, « le père du guillotiné ». Buonaparte a vu un mélodrame, Le Bon Fils ; il rentrait chez lui rue des Fossés-Montmartre quand il entend Delalot, considère Menou, voit l’armée qui se retire sous des couplets séditieux. Chez les rebelles, quand on ne chante pas on crie « Aux Tuileries ! » mais la pluie tombe dru et les défenseurs du couvent courent s’y mettre au sec. Buonaparte suit les soldats. Il espère en apprendre davantage à la Convention. Quel sera son camp? Va-t-il offrir ses services à Barras ou aux sectionnaires? Il n’a pas encore décidé. Combien d’hommes participent à l’insurrection ? Vingt mille ? Vingt-cinq mille? En parlant aux émeutiers, tout à l’heure, le général a appris les noms des chefs militaires : Lafond de Soulé, un officier de Louis XVI et de l’armée de Condé, rentré exprès de l’étranger, comme Danican, vaniteux, le fils d’un musicien devenu marin, puis gendarme, médiocre général en Vendée, Thévenet de son véritable nom.
Réfléchissant et marchant, Buonaparte parvient aux Tuileries, il passe dans les jardins où campent des centaines de soldats qui essaient d’allumer leurs bivouacs sous des auvents bricolés. Il monte le perron qui mène à l’intérieur du château, monte ensuite le grand escalier au-dessus du corps de garde. Des vétérans s’agitent. A mi-palier il tourne à droite dans l’ancienne chapelle transformée en galerie, puis traverse la salle de la Liberté sans regarder la statue allégorique moulée en plâtre par le citoyen Dupasquier. Les fenêtres de la salle, trop hautes pour qu’on voie au dehors, donnent sur la cour d’où provient un bruit de galopade, des aboiements de sous-officiers, des cliquetis d’armes blanches. Buonaparte méprise ces députés qui se lamentent et courent d’un groupe à l’autre pour s’échanger d’effarantes rumeurs. Il aperçoit Delormel, ceint de tricolore, au milieu de représentants qui oscillent entre la colère et la peur :
— On n’envoie pas un général pour parlementer!
— Menou est un traître !
— Il nous livre à la réaction !
— Il est vendu aux Anglais !
— Qu’en pensez-vous, général ? demande Delormel qui vient de croiser le regard de Buonaparte.
— J’étais sur place, j’ai vu les troupes se retirer devant la barricade qui bouchait la rue Vivienne...
— Vous pouvez témoigner contre Menou ?
— Il a ordonné le repli, c’est vrai.
— Beaucoup d’entre nous réclament sa mort.
— Où est-il ?
— Il a été arrêté. Le témoignage du député Laporte est accablant. Ajoutez-y le vôtre.
— Qui remplace Menou ? dit Buonaparte au lieu de répondre à Delormel.
— L'Assemblée vient de nommer Barras général en chef. Il a installé son état-major au Comité de salut public.
Buonaparte marche à grands pas vers l’autre extrémité des Tuileries, près de la Seine et du pavillon de Flore, où le Comité de salut public occupe les anciens appartements de la reine. Les révoltés ont choisi leurs
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