Le chat botté
s’engagea dans la rue Saint-Denis, tourna à droite sur le quai de la Mégisserie pour atteindre le Louvre. L'armée avait pris position le long des berges et devant les ponts. Ils durent s’arrêter à un contrôle. Delormel noua son écharpe tricolore sur son bedon, descendit, se présenta, ils continuèrent à rouler vers la cour des Tuileries. Les voitures s’embouteillaient devant la grille. Ils patientèrent, entrèrent enfin, se rangèrent, payèrent des grenadiers pour décharger leurs caisses. Il ne pleuvait plus. Les Tuileries se retranchaient. Des petites escouades avaient été dépêchées avec des chariots et des paniers pour se fournir aux magasins de vivres disséminés dans tout Paris. Un réseau serré de barricades aurait suffi aux rebelles s’ils voulaient affamer le château, mais non, ils se contentaient de paroles et d’embuscades aux carrefours pour chiper trois terrines. Dans la cour, dans les jardins, sous les fenêtres de l’Assemblée, circulaient maintenant des poulardes et des tonneaux aussitôt mis en perce. L'aube pointait. Treize mille rations de pain, dix mille de viande, cinquante pièces de vin et d’eau-de-vie avaient déjà été distribuées et beaucoup s’enivraient. Le vieux général Berruyer aux mèches blanches faisait quand même manœuvrer ses bataillons jacobins sur la terrasse des Feuillants. Très excitée par ce tintamarre et ce mouvement, Madame Delormel prit place dans les tribunes du public, et elle fit grande impression auprès des autres femmes avec son costume de garçon; pendant qu’on la félicitait du déguisement, en bas des gradins de velours vert, près de la tribune vide, on déballait des jambons fumés qu’un député des Pyrénées tranchait au sabre.
Buonaparte s’est éclipsé au milieu de la nuit. A l’ Hôtel de la Liberté il a endossé l’un de ses nouveaux uniformes, sur des culottes de peau empruntées au comédien Talma qui lui donne des billets de théâtre. Il n’a pas de plumet à son bicorne, juste une ganse jaune et une cocarde, et des galons en laine puisque l’ordonnateur des armées ne lui a pas attribué de fil doré. Il revient aux Tuileries sur le cheval blanc confisqué à Saint-Aubin, mais à cause de sa tenue militaire il s’écarte du Palais-Royal, remonte au grand trot sur les boulevards avant de retrouver les quais de la Seine après un long détour sans incident. Quand il entre au Comité de salut public, Barras est assailli par une nuée de représentants auxquels il fait face avec un sourire amusé :
— Il faut négocier, citoyen général.
— Non.
— Les sections sont prêtes à négocier.
— Non.
— Mais si, Barras, mais si ! Les rebelles sont divisés.
— Qu’en sais-tu ?
— C'est une évidence. Ils s’épuisent en discours. S'ils étaient d’accord ils nous auraient déja attaqués et la Convention serait tombée aux mains des royalistes.
— Non ! répète pour la troisième fois Barras. Vous avez voté, vous m’avez confié notre défense, alors laissez-moi agir comme bon me semble et allez vous asseoir à l’Assemblée. A chacun son métier.
Un adjudant général arrive essoufflé, il ôte son chapeau et prévient :
— La Convention va être attaquée à quatre heures !
— Quatre heures du matin ? s’amuse Barras. Les bourgeois dorment, à une heure pareille, et la pluie se remet à tomber, vous l’entendez sur les vitres ? Les bourgeois n’aiment pas se mouiller.
Les autres ne rient pas. Ils pressentent un drame dont ils seront les acteurs navrants. Ils se sauvent néanmoins l’un après l’autre, en silence, sans oser répliquer à Barras qui reste seul avec Buonaparte :
— Il faut s’assurer que les rebelles des deux rives n’établissent pas leur jonction pour donner l’assaut.
— Bien sûr, citoyen général, dit Buonaparte.
— Et nous devons nous concentrer.
— Bien sûr.
— Les canons ?
— Je les attends.
— Qui s’en charge ?
— Un capitaine de chasseurs qu’on m’a recommandé.
— Tu as confiance en lui ?
— Il réussira. J’ai oublié son nom mais il réussira. Il m’a fait très bonne impression, il n’a pas besoin qu’on lui rabâche les ordres. Il est rapide.
— De toute façon, les sectionnaires ne sont pas des soldats, il suffira de tirer en l’air pour les disperser comme de la volaille. Ce sont des muscadins de Pompée : ils ont peur qu’on les égratigne et d’abîmer leurs minois.
— Oui, mais ils sont commandés
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