Le chat botté
parapluie replié à une main et le pistolet dans l’autre, Saint-Aubin guettait quand, enfin, au débouché de la petite rue des Colonnes, un général en habit brodé se montra entouré de vingt cavaliers ; derrière suivaient une file de grenadiers et les volontaires du bataillon de l’Oise; ils étaient une centaine, guère plus. Ils s’arrêtèrent devant la barricade qui protégeait le couvent sur sa droite, rue des Filles-Saint-Thomas, un barrage de caisses et de chaises, un monticule qu’il suffisait d’enjamber. Les défenseurs enjambèrent d’ailleurs cet obstacle dérisoire pour aller au devant des faibles troupes qu’on leur opposait, en portant des lampions verts. Dussault et Saint-Aubin étaient au premier rang. Les sectionnaires maniaient leurs fusils comme des lances; bientôt les baïonnettes des deux camps se touchaient presque.
— Nommez-vous ! cria Dussault.
— Verdière ! répondit le général à cheval. Bas les armes !
— Ces armes que nous avons employées pour défendre la Convention contre les faubourgs ?
— Aujourd’hui elles nous visent.
— Qui attaque qui ? hurla Saint-Aubin.
Il brandissait un parapluie menaçant.
— L'armée avec nous ! lança un muscadin porteur d’un bouquet de lampions.
Le face-à-face se prolongeait. Aucune nervosité; de chaque côté on a mis l’arme au pied, on se parle pour se persuader, on s’écoute, on se répond, on s’explique sans animosité. Quelques-uns quittent les rangs et partent bras dessus bras dessous chez les traiteurs de la rue des Victoires, ou peut-être même au Palais-Royal si proche, s’attabler devant un cruchon de vin. Ils n’ont pas l’impression de désobéir en cherchant la paix. Ils brocardent la Convention, évoquent la sauvagerie de Marat, la crainte de Robespierre, la guillotine, les jours sombres. Soudain des appels et un mouvement devant le porche principal du couvent. Saint-Aubin et Dussault abandonnent les parlotes et vont s’informer. Des sectionnaires sont en train de charger leurs fusils et montent sur la barricade qui obstrue la sortie de la rue Vivienne. Les deux amis grimpent sur un côté du tas de meubles et de sacs, et, debout sur des escabeaux, voient des troupes de ligne qui avancent sur toute la largeur de la rue, éclairées par les fenêtres partout allumées où les curieux se mélangent aux tireurs embusqués. La colonne s’arrête à quelques pas de la barricade. Pas un mot. Plus de bruit. On s’observe de part et d’autre et on piétine.
Il est dix heures du soir.
A la tête des soldats, Saint-Aubin reconnaît le général Menou, ce baron de la Touraine qui a su réprimer les émeutes populaires et sauver les muscadins du faubourg. Menou a le nez en patate, un gros menton et une courte perruque blanche. Il ne peut donner l’ordre de tirer sur des bourgeois et des muscadins qui étaient hier ses alliés contre les jacobins. Il hésite. Il retient son cheval. Il se tait, lorsqu’un émeutier dit d’une voix qui résonne :
— Retirez-vous, général.
— Vous avez dix minutes pour déposer les armes, répond Menou sans conviction.
L'émeutier se dresse sur une table qui couronne la barricade, met ses mains aux hanches et nargue le général :
— Qui es-tu ?
— Jacques François de Boussay, baron de Menou, commandant en chef de la garnison de Paris.
— Qu’est-ce que tu attends pour me tirer dessus, général ? Je ne bouge pas. Tu as de mauvais yeux ?
Saint-Aubin désapprouve ce tutoiement familier que la Révolution a imposé, mais il sait l’identité de l’orateur, Charles Delalot, l’un des principaux meneurs du Comité d’insurrection, un royaliste fervent que suit toujours à distance un conspirateur efficace qui travaille pour le roi, Jean de Batz, Gascon d’origine allemande, sous-lieutenant à quinze ans des dragons de Marie-Antoinette : c’est lui qui concevait d’enlever Louis XVI le jour de son exécution, et par ses intrigues contribua à miner la Convention de l’intérieur.
— Pourquoi ces soldats? demande Delalot au général. Ce sont des Autrichiens ?
— Saisissez-vous de ce traître! rugit le député Laporte, qui surveille Menou au nom de la Convention et chevauche à ses côtés.
Personne ne bronche dans la ligne. Delalot se lance alors dans un sermon très fougueux au nom de la patrie et de la loi :
— Trente mille gardes nationaux viennent nous rejoindre. Venez avec nous, soldats, nous appartenons à un même sol et nous
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