Le chat botté
députés les portaient jusqu’aux salles des Tuileries arrangées en infirmerie. Delormel montait donc le perron à double rampe avec sur le dos un hussard qui serrait les dents et laissait pendre sa jambe éclatée. Un chirurgien aida le représentant à se débarrasser du fardeau; ils le couchèrent ensemble sur une banquette en velours vert. Au plus fort de l’émeute, une délégation de conventionnels était allée chercher des médecins et des aides à l’hôpital du Gros-Caillou; ce personnel passait d’un moribond à l’autre, fermait des yeux d’une paume légère, entortillait les bras et les jambes ouvertes avec des linges que tachait immédiatement le sang. Un chirurgien extirpait avec des pinces la balle fichée dans une cuisse, versait sur la plaie une rasade d’eau-de-vie. On gémissait, on se plaignait, on demandait des nouvelles. Un canonnier à l’omoplate brisée, assis sous les drapeaux ennemis qui tapissaient en trophées la longue salle, racontait que les insurgés eux aussi avaient des canons, ceux de Belleville, et que la guerre des rues n’était pas terminée. Dans les lointains on entendait battre la générale ou chanter des Marseillaise . Quittant la salle des séances, des représentants bien informés venaient annoncer que les chefs rebelles étaient en fuite ; à cette nouvelle, un grenadier au ventre emmailloté mourut sur son matelas en souriant. Les femmes s’activaient, elles soulageaient d’un mot, faisaient des pansements, mais le linge manquait, un député donna son mouchoir, Rosalie ôta sa redingote masculine et déchira sa chemise pour bander le mollet ouvert d’un grand gendarme qui grimaçait. Voyant son épouse torse nu au milieu de la pagaille, Delormel s’approcha et lui dit à l’oreille :
— Tu es folle, ce n’est pas une tenue décente pour soigner ces pauvres diables.
— Ah, c’est toi... Tu crois que le spectacle de ces pauvres diables, comme tu dis, est décent ?
Il se baissa, ramassa la redingote qu’elle avait laissée par terre et l’aida à l’enfiler, puis il la boutonna lui-même jusqu’au col. Elle poussa un petit cri en remarquant des traces sanglantes à la hanche de Delormel :
— Tu as pris une balle ?
— Non.
— Et ça, sur ta hanche...
— C'est le sang d’un hussard que j’ai porté.
Il y avait un nouvel arrivage et Rosalie se précipita vers les blessés qu’on entassait n’importe où et n’importe comment. Elle courait de l’un à l’autre. Saint-Aubin n’était pas parmi eux, mais le ramasserait-on ? Elle n’avait pas vu un seul muscadin. On les laissait agoniser sur le pavé? Elle imaginait son amant éventré dans une rue et profita du départ à vide de deux charrettes pour se glisser dans le groupe de gendarmes et d’infirmiers qui partaient ramasser les morts et les mourants ; ils tenaient des civières ou des lanternes, ne disaient pas un mot. Les voitures prirent la rue du Carrousel, puis la rue de l’Echelle, tournèrent à gauche dans la rue Saint-Honoré. Devant Saint-Roch, les volontaires de Berruyer avaient aligné des corps. L'arrière des charrettes s’ouvrit et les brancardiers descendirent sur la chaussée. Rosalie emprunta sa lanterne à un jacobin en bonnet, elle se pencha sur l’alignement de cadavres. A la troisième rangée elle laissa tomber sa lumière avec un geste de recul. Elle venait de reconnaître Dussault, l’inséparable ami de Saint-Aubin, criblé de mitraille. Saint-Aubin devait être avec lui, mais elle ne vit pas son corps; s’était-il sauvé? L'avait-on déjà fourré dans une macabre charrette?
— Hé! jeune homme, dit un vétéran, t’as des émotions ?
— J’ai cru reconnaître quelqu’un, bredouillait Rosalie.
— T’as fréquenté ce genre de poudré?
— Il y en a d’autres dans l’église ?
— Sais pas, mon garçon. Vas-y voir.
Rosalie grimpa les marches en courant, avec sa lanterne, et entra par le portail cassé. Elle marchait le long des chapelles aux grilles fermées, fouillait l’obscurité; ses pas crissaient sur des éclats de vitraux. L'église était vide. Quand elle ressortit les voitures et les cadavres avaient disparu mais un autre convoi débouchait de l’impasse du Dauphin. C'étaient des équipes d’ouvriers avec leurs outils, des paniers, du plâtre, des balais; ils se mirent sans tarder à réparer les dégâts ; il fallait reboucher sur les colonnes les échancrures laissées par les canons, effacer des murs
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