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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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l’empreinte des balles, balayer le parvis, racler le sang déjà noirci, enlever les vitres cassées. Les curieux qui allaient affluer dès le jour pour visiter les lieux ne devaient trouver que des rues calmes, sans traces de bataille.
    Pendant la mitraillade, Saint-Aubin avait eu à la fois beaucoup de chance et une grande peine. Dussault était par hasard devant lui, sur le perron de l’église. La première décharge lui avait été fatale et Saint-Aubin le reçut dans ses bras, le hissa jusqu’au portail en toussant à cause de la fumée. A l’intérieur il posa son ami contre les grilles d’une chapelle et resta un moment prostré, à genoux sur les dalles, indifférent aux déflagrations répétées des canons. Les muscadins couraient dans tous les sens, cherchaient une sortie; un petit curé gras comme un asticot secoua Saint-Aubin à l’épaule :
    — Ne restez pas ici, Monsieur, venez !
    — C'est mon frère, dit Saint-Aubin qui tenait Dussault dans ses bras.
    — Non, c’était votre frère, Monsieur.
    — C'est mon frère...
    — Il ne va pas ressusciter, sermonnait le petit curé. Vite, ils vont continuer à tirer et les vivants sont plus utiles au roi que les morts.
    — Utile à quoi ?
    — Ne faites pas le niais, Monsieur, allez !
    Et Saint-Aubin se leva. Il fut égratigné par des vitraux qui dégringolaient sur le sol du déambulatoire. Quelques estafilades. Rien du tout.
    — Par ici ! par ici !
    Le petit curé s’époumonait à regrouper les rescapés et à les pousser vers la double porte de la sacristie.
    Une fois dehors, les muscadins se dispersèrent dans les ruelles; beaucoup s’étaient débarrassés des armes et des gibernes qui les auraient encombrés, beaucoup avaient perdu leurs chapeaux malcommodes, ils filaient vers le marché des Jacobins, vers la rue Gaillon, ils rentraient chez eux par des détours. Saint-Aubin prit le passage Saint-Guillaume avec une bande de royalistes déprimés, il marchait à longues enjambées, sans souffle, remonta la rue de la Loi, parallèle à la rue Vivienne que la troupe occupait; dans le secteur du Palais-Royal on entendait des coups de feu, quelques détonations. La plupart de ses infortunés compagnons disparurent dans les nombreux hôtels meublés qui se succédaient jusqu’aux boulevards, l’hôtel de Londres, celui de Chartres, du Cirque, de Calais; les combattants allaient changer de vêtements et se reposer dans leurs chambres louées. Saint-Aubin ne logeait plus nulle part. Il poursuivit son chemin avec deux muscadins voyants, qui tremblaient, un garçon perruquier et un commis de bureau dont il ignorait les noms. Il pensait à Dussault. S'il avait été tué, lui, qu’aurait fait son ami ? Se serait-il débrouillé pour emmener son corps à l’abri et lui éviter une fosse anonyme ? Saint-Aubin se sentait lâche. Il se détestait et se cherchait des excuses. La lutte allait prendre d’autres formes, il devait survivre. Il imaginait que le fantôme de Dussault l’approuvait, il imaginait sa voix. Ses pensées fabriquées ne le consolaient guère. Ce général Buonaparte qui l’intriguait et l’avait séduit, tout de même, avait tué son meilleur ami.
    Les fuyards arrivèrent devant ce fameux restaurant de Mademoiselle Clarisse, la comédienne; il hébergeait en temps normal les réunions discrètes des royalistes et des émissaires de Londres. Par les carreaux embués de la devanture, qu’éclairait du dedans un feu de bois, Saint-Aubin devinait des formes, mais dès qu’il poussa la porte, le bruit ordinaire des clients le surprit : l’émeute n’avait pas dissuadé les dîneurs, à cent mètres du couvent de la section LePeletier et du théâtre Feydeau où l’on jouait peut-être, ce soir, une farce. Les Parisiens vivaient les drames avec légèreté; la mort, le tocsin, le tambour, le canon ne gênaient plus grand monde. Saint-Aubin entra le premier dans la salle, suivi par les deux muscadins aux chignons défaits. Personne ne se laissa distraire par leur apparition, personne ne les remarquait malgré leurs habits en désordre, leurs mines funèbres. Les clients parlaient fort. Une tablée porta un toast au dindon rôti qu’un serveur apportait découpé. A côté, un gros bourgeois qui sentait l’argent servait du vin à une friponne en tunique romaine, déjà gaie. D’autres riaient aux histoires cocasses ou aux potins grivois qu’ils juraient de ne pas répéter et que toute la ville saurait dès le lendemain.

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