LE CHÂTEAU DANGEREUX
yeux sur le livre du vieux Rimeur, il remarqua avec surprise qu’il était lentement entraîné du pupitre où il l’avait posé, par une main invisible. Le vieillard regarda avec horreur le mouvement spontané du livre à la sûreté duquel il était si intéressé, et eut le courage de se rapprocher un peu de la table, afin de découvrir par quel moyen il disparaissait.
« Je vous ai dit que la chambre commençait déja à s’obscurcir, de manière qu’il n’était pas facile de distinguer qu’il y eût quelqu’un dans le fauteuil, mais on pouvait cependant voir en regardant avec plus d’attention qu’une espèce d’ombre ou de vapeur ayant forme humaine y était assise ; mais elle n’avait rien d’assez précis pour qu’on pût en saisir exactement l’ensemble, ni d’assez détaillé pour qu’on aperçût distinctement son mode d’action. Le barde de Douglas regardait donc l’objet de ses frayeurs comme si quelque chose de surhumain se fût présenté à ses yeux. Cependant, à force de regarder, il parvint à découvrir un peu mieux l’objet qui s’offrait à sa vue, et sa vue devint même par degrés plus claire et plus capable de discerner ce qu’il contemplait. Une grande forme maigre, habillée ou plutôt recouverte d’une longue robe traînante pleine de poussière, dont la figure était tellement ombragée de cheveux et la physionomie si étrange qu’on pouvait à peine croire qu’elles appartinssent à un homme, étaient les seuls traits du fantôme qu’on pût saisir ; et en l’examinant avec plus d’attention, Hugonnet remarqua encore deux autres formes qui avaient la tournure d’un cerf et d’une biche, et qui paraissaient presque se cacher derrière le corps et sous la robe de cette apparition surnaturelle. »
« Voilà une histoire bien vraisemblable, dit le chevalier, pour que vous, sire ménestrel, homme de sens comme vous paraissez l’être, vous la racontiez si gravement. De quelle respectable autorité tenez-vous cette histoire, qui, en supposant quelle puisse passer après boire, doit être absolument considérée comme apocryphe durant les heures plus sobres de la matinée ? »
« Sur ma parole de ménestrel, sire chevalier, répliqua Bertram, ce n’est pas moi qui répands cette fable, si c’en est une ; Hugonnet, le joueur de viole, après s’être retiré dans un cloître près du lac de Rembelmere dans le pays de Galles, m’a communiqué l’histoire que je vous raconte en ce moment. C’est pourquoi, comme je parle d’après l’autorité d’un témoin oculaire, je ne m’excuserai pas de vous la raconter, puisqu’il m’était impossible d’aller chercher la vérité à une source plus directe. »
« Soit, sire ménestrel, dit le chevalier ; continue ton récit, et puisse ta légende échapper aux critiques des autres aussi bien qu’aux miennes ! »
« Hugonnet, sir chevalier, continua Bertram, fut un saint homme, et posséda sa vie durant une bonne réputation, bien que son genre de profession puisse être regardé comme un peu scabreux. La vision lui parla une langue antique, semblable à celle qui fut jadis parlée dans le royaume de Strates-Clyde, espèce d’écossais ou de gaélique, que peu de gens auraient comprise.
« Vous êtes un homme savant, dit l’apparition, et non absolument étranger aux dialectes qui furent autrefois en usage dans votre pays, quoiqu’ils soient aujourd’hui oubliés et qu’il faille pour être compris les traduire en saxon vulgaire, tel qu’on le parle dans le Deira ou le Northumberland ; mais un ancien barde anglais doit aimer tendrement l’homme qui, après tant d’années, attache encore assez de prix à la poésie de son pays natal pour songer à en conserver des fragmens, malgré la terreur qui domine un soir comme celui-ci.
« C’est en effet une terrible nuit, répliqua Hugonnet, que celle qui fait sortir les morts du tombeau et les envoie pour pâles et affreux compagnons aux vivans… Qui es-tu, au nom de Dieu ? qui es-tu, toi qui brises les barrières qui séparent les vivans des morts et reviens si étrangement visiter un monde auquel tu as depuis si long-temps dit adieu ?
« Je suis, répondit la vision, ce célèbre Thomas-le-Rimeur, quelquefois appelé Thomas d’Erceldoune, ou Thomas le véridique parleur. Comme d’autres sages, j’obtiens de temps à autre la permission de visiter les scènes de ma première vie, et je suis toujours capable de soulever les
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