LE CHÂTEAU DANGEREUX
un énorme monceau, puis ôta les bondes des barils et des poinçons, de manière que les boissons se mêlassent avec la viande, le grain et les autres provisions qu’il avait amoncelées. Les bœufs qu’on avait amenés au château pour y être tués furent de même éventrés dans la cave, et leur sang alla se mêler aussi au vin et aux provisions. Enfin, il fit couper les bœufs par quartiers, et les jeta également dans ce hideux mélange, ainsi que les cadavres des défenseurs du château qui, tous immolés impitoyablement, payèrent bien cher le tort de n’avoir pas fait meilleure garde. Le mélange qui résulta de cette ignoble et indigne manière de détruire des provisions destinées à nourrir des hommes, outre qu’il ne manqua point de faire jeter dans la fontaine du château des cadavres d’hommes et de chevaux, ainsi que d’autres ordures propres à souiller l’eau, a été depuis ce temps appelé le gardemanger de Douglas. »
« Je ne prétends pas, bon sir Aymer, dit le ménestrel, défendre une action que vous flétrissez très justement, et je ne conçois pas quel moyen on pouvait employer pour rendre mangeables à des chrétiens ces provisions du gardemanger de Douglas. Cependant ce pauvre jeune homme n’a été peut-être poussé à tenir une pareille conduite que par un ressentiment naturel qui rend son singulier exploit plus excusable qu’il peut le paraître d’abord. Songez-y, si votre noble père à vous venait de mourir dans une longue captivité, si votre château était pris et occupé par une garnison d’ennemis, d’étrangers, tous ces malheurs ne pourraient-ils pas vous pousser à un mode de vengeance que ; de sangfroid et en songeant uniquement qu’il a été employé par un ennemi, votre honneur peut considérer avec une horreur bien naturelle et même louable ? Respecteriez-vous, dites-moi, des objets qui n’ont ni vie ni sentiment, que personne ne vous blâmerait de prendre pour en faire votre profit ? et même auriez-vous scrupule de refuser quartier à des captifs, chose qui arrive si souvent dans des guerres qu’on appelle néanmoins loyales et humaines ? »
« Vous me pressez vivement, ménestrel, répliqua Aymer de Valence. Moi, du moins, je ne puis avoir grand intérêt à excuser Douglas en cette affaire, puisque les conséquences ont été que moi-même et le reste des troupes de mon oncle, nous avons travaillé avec Clifford et son armée à rebâtir le même Château dangereux, et que, ne nous sentant aucun appétit pour le ragoût que Douglas nous avait laissé, nous souffrîmes un peu de la faim, quoique je reconnaisse ici que nous n’hésitâmes point à nous approprier le peu de moutons et de bœufs que ces misérables Écossais avaient oubliés autour de leurs fermes ; et je ne plaisante pas, sire ménestrel, quand je reconnais et trop sérieusement, hélas ! que, nous autres gens de guerre, nous devons demander pardon au ciel avec un repentir tout particulier, quand nous réfléchissons aux misères diverses que la nature de notre état nous force à nous infliger les uns aux autres. »
« Il me semble, répondit le ménestrel, que, lorsqu’on est tourmenté par les remords de sa propre conscience, on devrait parler avec plus d’indulgence des méfaits d’autrui : ce n’est pas d’ailleurs que j’ajoute entièrement foi à une prophétie qui fut délivrée, pour me servir de l’expression consacrée dans ce pays montagneux, au jeune lord Douglas par un homme qui, suivant le cours de la nature, aurait dû être mort depuis long-temps, laquelle lui promettait une longue suite de succès contre les armées anglaises, parce qu’il avait sacrifié son propre château de Douglas pour empêcher qu’on y plaçât une garnison. »
« Vous avez bien le temps de me conter cette histoire, dit sir Aymer, et il me semble qu’un pareil sujet conviendrait mieux à un chevalier et à un ménestrel que la grave conversation que nous avons tenue jusqu’à présent, et qui aurait été fort bien placée, Dieu me pardonne ! dans la bouche de deux moines voyageant ensemble. »
« Soit, répliqua le ménestrel ; la viole et la harpe peuvent aisément varier de mesure et changer d’air. »
CHAPITRE V.
Thomas-le-Rimeur.
C’est une triste histoire qui peut faire pleurer vos yeux, une horrible histoire qui peut vous faire crisper les nerfs, une merveilleuse histoire qui vous fera froncer les sourcils, qui fera frémir vos chairs, si
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