Le cheval de Troie
Anchise et à Énée. Je la voyais pourtant pour la première fois. Le vent balayait inlassablement la plaine, en chassant la neige. Les tours et les pinacles couronnés de givre étincelaient au soleil. La citadelle ressemblait à un palais de l’Olympe – majestueux, froid et distant. Là vivait Énée avec son père, sa femme et son fils.
J’étais fort malheureuse de me trouver à Troie. J’avais tendance à avoir des moments de dépression et des crises de larmes, mon humeur était instable. J’ignorais pourquoi.
C’était la dixième année de guerre, les oracles annonçaient qu’enfin elle allait se terminer. Je savais qu’alors Achille m’emmènerait à Iolcos. Était-ce pour cela que j’étais à ce point irritable ? Ou redoutais-je d’être revendue comme musicienne ? Rien d’autre en moi que mon talent de musicienne ne semblait lui plaire.
Au début du printemps, les Troyens se mirent à sortir de la cité au cours de raids ; il fallait trouver de la nourriture pour augmenter les réserves. Achille et Ajax rôdaient en attendant Hector. Achille en particulier mourait d’envie de l’affronter en combat singulier ; il était rongé par le désir de tuer l’héritier du trône de Troie, me racontaient les autres femmes. Nuit et jour des voix d’hommes résonnaient dans la maison. J’en vins à connaître tous les chefs par leur nom.
Avec le printemps arrivèrent de violents orages, les parfums se firent entêtants, des myriades de petites fleurs blanches parsemaient la plaine et les eaux de l’Hellespont devinrent plus bleues encore. Des escarmouches se produisaient presque tous les jours. Achille guettait Hector sans relâche. Cependant la malchance le talonnait. Ni lui ni Ajax ne parvenaient jamais à rencontrer l’héritier insaisissable.
De l’avis de Laodicé, ma haute naissance m’interdisait les travaux domestiques, mais je m’y consacrais avec ardeur dès qu’elle avait le dos tourné. Je préférais travailler plutôt que broder tout le jour.
Une des histoires les plus curieuses qu’on me rapporta sur Achille concernait la façon dont il avait fini par prendre Patrocle pour amant, alors qu’ils avaient été amis pendant tant d’années sans jamais goûter aux plaisirs de la chair. Selon Laodicé, le changement s’était produit un jour où Thétis l’avait envoûté. À ces moments-là, expliqua-t-elle, notre maître était particulièrement influençable et Patrocle avait saisi l’occasion. L’explication me parut trop banale, d’autre part je n’avais rien vu en Patrocle qui laissât soupçonner un tel manque de scrupules. Mais les voies de la déesse de l’amour sont singulières : qui aurait prévu que moi aussi je connaîtrais les effets du sortilège ?
Cela se passa un jour où je m’étais éclipsée pour accomplir mon travail préféré : astiquer son armure. Achille entra dans la pièce. Il marchait plus lentement que de coutume et ne me remarqua pas, bien que je fusse tout à fait visible, le chiffon à la main et déjà prête à m’excuser. Il ôta son casque, le jeta à terre, se prit la tête dans les mains comme si elle lui faisait mal. Puis il défit avec peine les attaches de sa cuirasse et parvint à s’en débarrasser. Effrayée, je me mis à trembler. Où était donc Patrocle ?
Vêtu de la tunique matelassée qu’il portait sous l’armure, il se dirigea en trébuchant vers un siège, son visage sans expression tourné vers moi. Mais au lieu de se laisser tomber dans le fauteuil, il s’affala sur le sol et se mit à baver. Ses yeux se révulsèrent, son corps se raidit, puis il fut pris de convulsions. Sa bouche s’emplit d’écume, son visage devint presque noir. Lorsqu’il se calma enfin je m’agenouillai à ses côtés.
— Achille ! Achille !
Il ne m’entendait pas ; il gisait à terre, agitant les bras en tous sens. Puis il prit ma tête entre ses mains et la berça doucement.
— Mère, ô mère, laisse-moi en paix !
Il articulait si mal et sa voix était si différente que j’eus de la peine à la reconnaître. Je me mis à pleurer.
— Achille, c’est moi ! Briséis !
— Pourquoi me tourmentes-tu ? demanda-t-il, mais ce n’était pas à moi qu’il adressait cette question. Pourquoi te faut-il sans cesse me rappeler que je vais mourir ? J’ai déjà assez de chagrin. Iphigénie ne t’a donc point suffi ? Laisse-moi en paix !
Là-dessus, il ne se rendit plus compte de rien. Je
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