Le cheval de Troie
quittai précipitamment la pièce pour aller chercher Laodicé.
— Le bain du maître est-il prêt ? demandai-je dans un souffle.
Elle prit mon angoisse pour l’attente du plaisir et gloussa.
— Il serait temps ! Bien sûr qu’il est prêt. Hi ! hi ! Tu peux le lui donner, d’ailleurs, je suis occupée.
Je lui donnai son bain, mais il ne se rendit même pas compte que c’était moi et non Laodicé. Je pus le contempler à loisir. Comme il était beau ! Comme je le désirais ! Il y avait de la buée dans la pièce, ma longue tunique dardanienne me collait à la peau, je transpirais et me reprochais ma stupidité. Pareille à toutes les autres femmes, Briséis s’était éprise de lui. Éprise d’un homme qui n’était attiré ni par les hommes, ni par les femmes, un homme qui n’avait qu’un but dans la vie : se battre jusqu’à la mort.
Je trempai un linge dans l’eau froide, l’essorai et le lui passai sur le visage. Il sembla reprendre conscience de la réalité et mit la main sur mon épaule.
— Laodicé ? demanda-t-il.
— Oui. Viens, maître, ton lit est ici. Prends ma main.
Il la serra. Il avait reconnu ma voix. Je lui jetai un rapide coup d’œil. Il me souriait. Ce sourire qui lui faisait une bouche presque normale était d’une douceur inattendue.
— Merci, dit-il.
— Ce n’est rien, répondis-je, incapable d’entendre le son de ma propre voix tant mon cœur battait fort.
— Depuis combien de temps es-tu présente ?
— Depuis le début, répondis-je, me refusant à lui mentir.
— Tu as tout vu, en ce cas.
— Oui.
— Il n’y a plus de secrets entre nous.
— Nous partageons un secret.
Soudain je fus dans ses bras. Comment, je l’ignore. Il ne m’embrassa pas, mais m’expliqua ensuite que, n’ayant pas de lèvres, les baisers ne lui donnaient guère de plaisir. Mais le corps lui en donnait, le sien comme le mien ! Il n’était pas une seule partie de mon être que ses mains ne parvinrent à faire vibrer comme la corde d’une lyre. Moi qui, depuis si longtemps, brûlais de désir sans le savoir, connus enfin la puissance de la déesse. Nous n’étions pas séparés, mais nous ne brûlions pas d’un même feu. Durant un bref moment, je sentis la déesse en lui et en moi.
Il m’aimait, m’avoua-t-il ensuite. Il m’aimait depuis le début. Car, même si j’étais très différente, il avait vu en moi une autre Iphigénie. Alors il me raconta la terrible histoire, apaisé pour la première fois, j’imagine, depuis qu’elle était morte.
Je me demandai comment j’aurais le courage d’affronter Patrocle qui, dans la pureté de son amour, avait essayé de le guérir mais avait échoué. L’énigme était maintenant résolue.
20
Récit d’Énée
J’arrivai à Troie avec mille chars et quinze mille fantassins. Priam, malgré son antipathie à mon égard, me fit tous les honneurs possibles, donna l’accolade à mon pauvre vieux père dément et accueillit chaleureusement Créüse, ma femme (sa propre fille, que lui avait donnée Hécube). Quand il vit notre fils, Ascagne, son visage rayonna de joie et aussitôt il le compara à Hector, ce qui me ravit.
On logea mes troupes dans la cité et ma famille et moi dans un petit palais à l’intérieur de la citadelle. J’avais très bien fait d’attendre pour aller au secours de Priam. Il était maintenant si anxieux de se débarrasser du monstre qui affamait Troie qu’il était prêt à considérer la Dardanie comme un cadeau des dieux.
La cité avait changé. Les rues étaient plus grises et moins bien entretenues que jadis ; elle ne respirait plus la richesse et la puissance comme autrefois. Heureux de me voir, Anténor m’assura qu’une grande partie de l’or troyen avait servi à acheter des mercenaires hittites et assyriens, mais aucun n’était venu – et l’or ne fut pas rendu.
Pendant l’hiver entre la neuvième et la dixième année du conflit, nos alliés de la côte nous envoyèrent des messagers pour nous promettre toute l’aide possible. Nous espérions que cette fois ils viendraient. La côte était ravagée d’un bout à l’autre, il n’y avait plus rien à défendre et les colons grecs affluaient. Le seul espoir qui restait à l’Asie Mineure était de s’allier à Troie pour combattre les Grecs. La victoire permettrait à chacun de rentrer chez soi et chasserait les envahisseurs.
Penthésilée, la reine des Amazones, promit dix mille
Weitere Kostenlose Bücher