Le cheval de Troie
j’étais arrivé trop vite pour qu’ils y fassent une brèche. Ils n’aboutirent à rien et n’arrivèrent jamais à Troie.
L’opération dura quatre jours ; nous reprîmes la mer le cinquième, mais nous rencontrâmes des vents et des courants contraires et il faisait entièrement nuit quand nous débarquâmes à Troie le sixième jour. Je me rendis tout de suite chez Agamemnon et appris en chemin que l’armée avait livré une bataille importante pendant mon absence.
Je rencontrai Ajax et le saluai.
— Que s’est-il passé ?
— Memnon est arrivé plus tôt que prévu avec dix mille Hittites. Ils savent se battre, Achille ! Et sans doute sommes-nous fatigués. Nous avions la supériorité numérique et les Myrmidons étaient présents… Pourtant, ils nous ont repoussés jusque derrière notre mur à la nuit tombante.
— Va dormir, Ajax. Demain nous remporterons la victoire.
Agamemnon paraissait très fatigué. Il dînait en compagnie de Nestor et d’Ulysse.
— Tu en as fini avec Assos ? questionna-t-il.
— Oui, seigneur. Les navires de ravitaillement arriveront dès demain, mais pas les quinze mille hommes qui étaient en route pour Troie.
— Parfait, repartit Ulysse.
Nestor ne disait mot, ce qui ne lui ressemblait guère. Je tournai mes regards vers lui et fus stupéfait. Il ne s’était pas peigné, sa barbe était hirsute et ses yeux rougis. Quand il s’aperçut que je le regardais, des larmes coulèrent sur ses joues ridées.
— Qu’y a-t-il, Nestor ? lui demandai-je d’une voix douce.
— Oh, Achille, Antiloque est mort.
— Quand ?
— Aujourd’hui même. Tout est ma faute. Ma faute. Il est venu m’aider à combattre et Memnon l’a transpercé d’un coup de lance. Je ne peux même pas regarder son visage ! La lance est entrée par l’occiput et est ressortie par la bouche. Il était si beau. Si beau !
— Memnon paiera, Nestor, je le jure, déclarai-je en grinçant des dents.
— À quoi bon, Achille ? répliqua le vieil homme en hochant la tête. Ce n’est pas la mort de Memnon qui me rendra Antiloque. J’ai perdu cinq fils sur cette maudite plaine. Cinq fils sur sept. Et Antiloque était mon préféré. Il est mort à vingt ans. Et moi, je suis encore vivant à près de quatre-vingt dix ans. Les dieux ne sont pas justes.
— Nous poursuivons le combat, demain ? demandai-je à Agamemnon.
— Oui, demain, répondit-il. Je suis si las de Troie ! Je ne pourrai supporter de passer un autre hiver ici. Je n’ai aucune nouvelle de chez moi ; ni ma femme ni Égisthe ne m’envoient de messager. Mes émissaires me rapportent que tout va bien à Mycènes. Mais j’ai tellement envie de rentrer chez moi ! Je veux voir Clytemnestre. Et mon fils. Et les deux filles qui me restent. Si à l’automne Troie n’est pas prise, je rentrerai chez moi.
— Troie sera prise d’ici l’automne, seigneur, soupira Ulysse, l’homme au cœur de pierre, dont les yeux gris exprimaient un rien de lassitude. Moi aussi, j’en ai assez de Troie. Si je dois rester vingt ans loin d’Ithaque, alors que je passe la deuxième décennie n’importe où sauf ici. Je préférerais me battre tout à la fois contre des sirènes, des harpies et des sorcières plutôt que contre ces ennuyeux Troyens.
— Elles ne sauront plus ce qui leur arrive quand elles auront affaire à toi, Ulysse, dis-je. Mais peu importe. Mon univers se termine à Troie.
Ulysse connaissait les prophéties. Il resta silencieux et se contenta de regarder au fond de sa coupe.
— Promets-moi une chose, Agamemnon, une seule, suppliai-je.
— Ce que tu voudras.
— Enterre-moi dans la falaise avec Patrocle et Penthésilée et veille à ce que Briséis épouse mon fils.
— Le dieu t’a-t-il appelé, Achille ? demanda Ulysse.
— Pas encore. Mais cela ne saurait tarder. Promets-moi que mon fils portera mon armure, insistai-je en lui tendant la main.
— Je te l’ai déjà promis.
— Tout se passera comme tu le désires, Achille, soupira Nestor en s’essuyant les yeux et en se mouchant dans sa manche. Si seulement le dieu voulait bien m’appeler ! J’ai prié, prié, mais il reste sourd à mes supplications. Comment puis-je retourner à Pylos sans mes fils ? Que dirais-je à leurs mères ?
— Tu y retourneras, Nestor, affirmai-je. Tu as encore deux fils. Quand du haut de tes murailles tu regarderas la mer, Troie ne sera plus qu’un rêve. Souviens-toi seulement de ceux
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