Le cheval de Troie
poussât un cri. Par-dessus les têtes des soldats troyens désespérés, j’aperçus Énée qui observait la scène avec un regard amer. Nous nous emparâmes de l’armure de Troïlos et de ses chevaux et taillâmes en pièces le reste de ses hommes.
Après la mort de Troïlos, Énée sembla reprendre vie. Il sortit de son apathie et jeta contre nous ce qui restait de l’armée troyenne, veillant à demeurer hors de portée de la lance d’Achille. Un homme rusé, ce Dardanien. Il voulait vivre à tout prix. Je me demandai quelles étaient ses raisons d’agir ainsi, car ce n’était point un lâche.
Le soleil avait disparu, l’orage se préparait. Les nuages étaient de plus en plus bas, les éclairs de plus en plus proches, le tonnerre dominait jusqu’au fracas des armes. Jamais je n’avais vu un tel ciel, ni senti de la sorte le courant monter et descendre le long de ma colonne vertébrale. Une étrange lueur sulfureuse nous environnait et des éclairs zébraient d’un bleu phosphorescent les nuées aussi noires que la barbe d’Hadès. Derrière moi les Myrmidons prétendaient que, par ce présage, Zeus le père nous annonçait la victoire et, à la façon dont se comportaient les Troyens, j’imaginai qu’eux aussi l’interprétaient comme l’annonce d’une victoire totale pour les Grecs.
Un éclair zébra le ciel devant nous. L’attelage se cabra et je me protégeai les yeux de peur d’être aveuglé. Sitôt après, je regardai Achille.
— Mettons pied à terre, dis-je. C’est moins dangereux.
Pour la première fois de la journée, nos regards se croisèrent. Je fus stupéfait. C’était comme si les éclairs dansaient autour de sa tête ; ses yeux étincelaient de joie et il riait de mes peurs.
— Tu vois, Automédon ? Tu vois ? Mon arrière-grand-père se prépare à me pleurer ! Il me considère comme un descendant digne de lui !
J’en fus abasourdi.
— Te pleurer ? Achille, explique-toi.
— Le dieu m’appelle, répondit-il en me serrant très fort les poignets. C’est aujourd’hui que je meurs, Automédon. Tu commanderas les Myrmidons en attendant de pouvoir faire venir mon fils. Zeus accomplit les préparatifs de ma mort.
Je ne pouvais y croire. Je ne voulais y croire. Comme dans un cauchemar, je fouettai les chevaux. Quand je fus un peu remis de ce choc, je me demandai ce qu’il y avait de mieux à faire et, aussi discrètement que possible rapprochai mon char de ceux d’Ajax et d’Ulysse, dont les hommes se battaient côte à côte.
Si Achille remarqua ce que je faisais, il n’y attacha aucune importance. Je levai les yeux vers le ciel et priai, suppliai Zeus de prendre ma vie et d’épargner la sienne, mais le dieu se contenta de gronder en se moquant de moi. Les Troyens se ruèrent soudain vers leurs murailles ; nous les poursuivîmes en désordre pour les forcer à se rabattre. Ajax n’était plus très loin. Je ne cessai de rapprocher de lui mon char pour l’informer qu’Achille s’imaginait être appelé par le dieu. S’il y avait un homme capable de changer le cours des événements, c’était bien Ajax.
Nous nous retrouvâmes dans l’ombre du rideau Ouest, trop près de la porte Scée pour permettre à Priam de la faire ouvrir. Achille, Ajax et Ulysse, qui voulaient en finir, acculèrent Énée contre la porte. Achille était résolu à le tuer.
Je l’entendis pousser un grognement de satisfaction : le Dardanien était à sa portée, trop préoccupé pour observer les ennemis alignés face à lui. Il formait une cible parfaite. Achille leva la Vieille Pélion, les muscles de son bras se gonflèrent, prêts à lancer l’arme, découvrant son aisselle garnie d’un duvet doré. Fasciné, je me représentai déjà le trajet de la lance qui allait frapper Énée, sachant que le Dardanien était perdu, que désormais nul danger ne nous menacerait plus.
Tout sembla se passer en un seul et même instant. Pourtant, je le jure, ce n’est pas le char qui fit perdre l’équilibre à Achille. Son talon droit céda, quoiqu’il parût bien calé dans l’étrier. Il leva le bras droit encore plus haut pour essayer de se rétablir. J’entendis un bruit sourd, vis la flèche enfoncée dans l’aisselle à découvert, presque jusqu’à l’empenne bleue. La Vieille Pélion tomba à terre sans avoir été lancée, alors qu’Achille se redressait tel un Titan et poussait le cri de guerre de Chiron d’une voix triomphante, comme s’il venait de
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