Le cheval de Troie
Souvent nous voyons des choses identiques.
Moi aussi, je sentais comme une présence obscure.
— Non, m’écriai-je, Cassandre va tout détruire !
Hélénos avait raison, nous étions fort peu nombreux. Je pris place au bout du banc où étaient assis mes frères Troïlos et Ilios. Mais pourquoi étaient-ils là ? Troïlos avait huit ans, Ilios seulement sept. Hector était présent tout comme notre frère aîné, Déiphobos. En toute justice, Déiphobos aurait dû être nommé héritier, mais tout le monde savait – y compris père – que, s’il en était ainsi, tout irait à-vau-l’eau moins d’un an après son accession au trône. On disait Déiphobos cupide, étourdi, violent, égoïste et emporté. Comme il nous haïssait ! En particulier Hector, qui avait usurpé sa place, à son avis du moins.
La présence d’oncle Anténor était logique. En tant que chancelier, il participait à toutes les assemblées. Mais pourquoi Calchas ? Cet homme était inquiétant.
Oncle Anténor me dévisagea, fort peu avenant et pas seulement parce que j’étais arrivé bon dernier. Deux étés auparavant, sur le mont Ida, j’avais tiré une flèche sur une cible fixée à un arbre. Une violente bourrasque la fit dévier et elle alla se planter dans le dos du plus jeune fils d’Anténor et de sa concubine favorite. Le pauvre garçon s’était caché pour épier une bergère qui se baignait nue dans une source. Il était mort, me rendant coupable de meurtre accidentel. Pas un crime à proprement parler, mais il me fallait néanmoins l’expier. Le seul moyen était de se rendre à l’étranger pour y trouver un roi qui veuille bien effectuer les rites de purification. Oncle Anténor ne pouvait réclamer vengeance, mais il ne m’avait pas pardonné. Son regard me rappela que je n’avais toujours pas entrepris ce voyage à l’étranger. Les rois étaient les seuls prêtres autorisés à accomplir les rites de purification en cas de meurtre accidentel.
Père frappa le sol de son sceptre d’ivoire à tête d’émeraude.
— Je vous ai réunis pour vous parler d’un événement qui me ronge depuis des années, commença-t-il d’une voix ferme. Mon fils, Pâris, est né le jour même où il s’est produit, il y a de cela trente-trois ans. En cette journée tragique, mon père Laomédon fut assassiné, ainsi que mes quatre frères. On enleva et viola ma sœur Hésione. Sans la naissance de Pâris, ce jour aurait été le plus sombre de ma vie.
J’ai fait venir Hector parce qu’il est l’héritier ; Déiphobos, parce qu’il est l’aîné des princes ; Hélénos, parce qu’il est appelé à rendre les oracles ; Calchas, parce qu’il en a la charge jusqu’à la majorité d’Hélénos ; Troïlos et Ilios, parce que, selon Calchas, ils sont l’objet de prophéties ; Anténor, parce qu’il était présent ce jour-là ; et Pâris , parce que c’est le jour de sa naissance. J’ai l’intention d’envoyer une ambassade officielle à Télamon de Salamine, dès que la mer sera navigable. Il s’agira d’exiger de lui qu’il renvoie ma sœur à Troie.
Le silence se fit.
— Seigneur, c’est une entreprise ridicule, proclama Anténor. Pourquoi gaspiller ainsi l’or troyen ? Tu sais comme moi que durant ses trente-trois ans d’exil Hésione ne s’est jamais plainte de son sort. Son fils, Teucer, est sans doute un bâtard, mais on le tient en haute estime à la Cour de Salamine et il est l’ami ainsi que le mentor de l’héritier, Ajax. La réponse sera non, Priam, alors pourquoi te donner ce mal ?
Le roi, furieux, se leva d’un bond.
— Me traiterais-tu de sot, Anténor ? Ainsi Hésione serait contente d’être en exil ? Non, ce doit être Télamon qui l’empêche de nous appeler à son secours !
Anténor leva son poing noueux.
— J’ai la parole, seigneur ! Je te rappelle que c’est un droit ! Pourquoi persistes-tu à croire que c’est nous qui, il y a des années de cela, avons été lésés ? C’est Héraclès qu’on a traité injustement, tu ne peux l’ignorer. Si Héraclès n’avait pas tué le lion de Poséidon, Hésione serait morte, je te le rappelle.
Mon père tremblait de la tête aux pieds. Anténor et lui ne s’appréciaient guère, bien qu’ils fussent beaux-frères. Anténor était avant tout Dardanien et par conséquent ennemi.
— Si toi et moi étions plus jeunes, se récria mon père, nous réglerions la question à coups d’épées !
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