Le cheval de Troie
étaient si vieux que leurs troncs torturés étaient énormes et arrivâmes dans un espace clos où la terre était en friche. C’est alors que nous aperçûmes Ulysse. Je restai bouche bée ; il labourait le sol avec l’attelage le plus singulier que j’aie jamais vu : un bœuf et une mule. Chacun de son côté, ils tiraient la charrue qui allait de travers, dessinant un sillon tortueux. Ulysse, coiffé d’un bonnet de paysan, jetait quelque chose par-dessus son épaule sans y prêter attention.
— Que fait-il donc ? demanda Ménélas.
— Il sème du sel, répondit sombrement Pénélope. Bredouillant des paroles insensées et riant comme un fou.
Ulysse labourait et semait son sel. Il semblait ne pas nous avoir vus. On percevait dans ses yeux comme une lueur de folie. Le seul homme dont la présence nous était indispensable nous échappait. Je n’en pus supporter davantage.
— Bien, laissons-le, déclarai-je.
La charrue était tout près de nous maintenant et l’attelage de plus en plus difficile à maîtriser. Soudain, Palamède bondit, arracha le bébé des bras de sa mère et le déposa presque sous les sabots du bœuf. Pétrifiés, ni Ménélas ni moi n’eûmes la moindre réaction. Avec un cri perçant, Pénélope tenta de se précipiter vers l’enfant, mais Palamède l’en empêcha. C’est alors que, délaissant son attelage, Ulysse courut en avant et prit son fils dans ses bras.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’étonna Ménélas. Serait-il finalement sain d’esprit ?
— Autant qu’on peut l’être, dit Palamède en riant.
— Il simulait la démence ? demandai-je.
— Assurément, seigneur. Par quel autre moyen éviter d’honorer le serment qu’il a prêté ?
— Comment l’as-tu appris ? questionna Ménélas, ahuri.
— J’ai rencontré un esclave, fort bavard, qui m’a raconté qu’Ulysse avait hier consulté un oracle : s’il va à Troie, il ne pourra revenir à Ithaque avant vingt ans, nous expliqua Palamède, très fier de son succès.
Ulysse donna l’enfant à Pénélope qui, cette fois, pleura pour de bon. Chacun savait qu’Ulysse était un grand acteur, mais Pénélope aussi savait jouer la comédie ! Ils allaient bien ensemble, ces deux-là. Ulysse fixait d’un regard menaçant Palamède, qui venait de s’attirer la haine d’un homme capable d’attendre toute une vie l’occasion de se venger.
— Me voici démasqué, convint Ulysse sans nul repentir. Je présume que tu as besoin de mes services, seigneur ?
— Oui. Pourquoi es-tu si réticent, Ulysse ?
— La guerre contre Troie sera longue et sanglante. Je ne veux y être mêlé en aucune façon.
Encore un qui me prédisait une longue campagne ! Mais comment Troie – si hautes que fussent ses murailles – pourrait-elle jamais résister à une armée de cent mille hommes ?
Je retournai à Mycènes avec Ulysse que j’informai de tout. Inutile de lui dire, à lui, qu’Hélène avait été enlevée. Il fut, comme à son habitude, généreux en conseils avisés. Pas une seule fois il ne s’était retourné pour voir Ithaque disparaître à l’horizon. Pas une seule fois il n’avait laissé paraître que sa femme lui manquerait et Pénélope avait fait preuve d’une égale discrétion. Ils savaient se maîtriser et garder leurs secrets.
Quand nous arrivâmes en mon Palais du Lion, j’y trouvai mon cousin Idoménée, de Crète, tout à fait disposé à participer à n’importe quelle expédition contre Troie, à condition d’en partager avec moi le commandement, ce que je lui accordai volontiers. Il serait, de toutes façons, bien forcé d’obéir au grand roi de Mycènes. Il avait été fort amoureux d’Hélène et – je dus en effet lui dévoiler la vérité – il réagit très mal à la nouvelle de sa fuite.
Tous les constructeurs de navires étaient à l’œuvre. Heureusement nous, les Grecs, bâtissions les meilleurs vaisseaux ; nous possédions de vastes forêts de sapins à abattre, autant de poix que nécessaire et assez de bétail pour fabriquer des voiles en cuir. Il était préférable de ne pas les faire construire ailleurs, afin d’éviter tout risque de dévoiler nos projets. Mes désirs furent comblés au-delà de toute espérance : on me promit mille deux cents navires et plus de cent mille hommes.
Dès que la flotte fut en chantier, je tins conseil. Seuls Nestor, Idoménée, Palamède et Ulysse étaient présents. Nous
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