Le cheval de Troie
passé aujourd’hui. Ce sont les dieux qui sont à blâmer. Ils nous ont tous dupés.
Je crachai à ses pieds.
— Ne rejette pas la responsabilité de tes faiblesses sur les dieux, grand roi ! C’est nous, et nous seuls, qui sommes responsables.
Je retournai tant bien que mal à ma tente. Patrocle était assis et pleurait. Quand il m’entendit, il prit une épée, s’agenouilla devant moi et me la tendit.
— Que signifie ?
— Tue-moi ! J’ai manqué à mes engagements, Achille. Je t’ai ravi ton honneur.
— C’est moi qui ai manqué à mes engagements, Patrocle. C’est moi qui me suis déshonoré.
— Tue-moi, implora-t-il.
— Non, dis-je en lui arrachant son épée.
— Je mérite de mourir !
— C’est moi seul qui suis à blâmer, Patrocle. Mon orgueil ! Mon ambition ! Comment ai-je pu laisser le sort d’Iphigénie suspendu à des fils si ténus ? J’apprenais à l’aimer. Je l’aurais épousée avec plaisir. Je n’aurais pas eu honte de divorcer d’avec Déidamie. Ce mariage avait été arrangé habilement par mon père et par Lycomède. Tu m’as dit de renvoyer tout de suite Iphigénie à sa mère, c’était un bon conseil. J’ai refusé pour maintenir mon statut dans l’armée. J’ai succombé à l’orgueil et à l’ambition.
Patrocle rangea silencieusement mon armure, les yeux brillants de larmes contenues.
— Que s’est-il passé exactement ? lui demandai-je plus tard.
— Tout paraissait en bonne voie. Nous avions le cerf. Mais je voulais être seul à recevoir tes louanges. Aussi ai-je renvoyé Automédon et suis-je allé me cacher sous l’autel avec l’animal, qui s’est mis à s’agiter et à bramer, car j’avais oublié de le droguer ! Calchas m’a découvert. C’est un guerrier, Achille. Il m’a asséné un coup sur la tête avec le calice. Quand j’ai repris connaissance, j’étais pieds et poings liés et bâillonné. Si j’avais emmené Automédon avec moi, tout se serait passé comme nous l’avions prévu.
— Si je te tuais, Patrocle, je devrais également me tuer, mais c’est trop facile. C’est seulement en continuant à vivre que nous pourrons expier notre faute. Morts, nous ne ressentirions plus rien, les ombres ne connaissent ni joie ni souffrance.
— Oui, je comprends. Toute ma vie, je devrai me souvenir de ma jalousie. Toute ta vie, tu devras te souvenir de ton ambition. Destin bien pire que la mort.
Mais Patrocle, lui, n’avait pas à se rappeler le regard méprisant et déçu d’Iphigénie. Qu’avait-elle dû penser de moi, qui avais agi comme si j’étais son bien-aimé avant de lâchement l’abandonner ? Son ombre allait me hanter jusqu’au trépas. Alors que ma vie soit glorieuse, mais brève !
— Quand rentrons-nous à Iolcos ? demanda Patrocle.
— Iolcos ? C’est à Troie que nous allons.
— Après ce qui vient de se passer ?
— Troie fait partie de mon châtiment. De plus je n’aurai pas à faire face à mon père. Que penserait-il de moi, s’il savait ? Que les dieux lui épargnent cette épreuve !
12
Récit d’Agamemnon
Je fis enterrer ma fille au cœur de la nuit, dans une tombe anonyme, sous un simple amoncellement de pierres en bordure de la mer.
Achille avait juré d’envoyer à ma femme un message dans lequel il nous déclarerait tous responsables ; j’aurais pu faire obstacle à son projet en informant le premier Clytemnestre. Mais je ne pus trouver ni les mots ni l’homme adéquats. Malgré les désaccords que j’avais eus avec ma femme, elle m’avait toujours considéré comme un grand homme, digne d’être son époux. Toutefois elle était originaire de Lacédémone, où l’on révérait toujours Mère Kubaba. Quand elle apprendrait la mort d’Iphigénie, elle s’efforcerait de se venger, restaurerait l’ancienne religion et régnerait à ma place en tant que grande reine.
Je songeai alors à mon cousin Égisthe, que j’avais toujours apprécié. Il était plus jeune que moi, élégant et plein de charme. Je m’entendais mieux avec lui qu’avec Ménélas. Cependant ma femme n’aimait pas Égisthe et n’avait pas confiance en lui, parce que c’était le fils de Thyeste et qu’il pouvait prétendre être l’héritier légitime du trône. Or, elle voulait à tout prix qu’Oreste héritât de la couronne.
Je fis donc venir Égisthe dès que j’eus décidé quoi lui dire exactement. Son statut dépendait de mon seul bon vouloir, aussi
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