Le cheval de Troie
rendis à l’autel. Tout semblait normal. Patrocle et Automédon étaient à leur poste.
Oh, quelle tête firent les rois quand ils m’aperçurent ! Ulysse, Nestor, Diomède, Idoménée… Ainsi, ils étaient tous de connivence !
Je les saluai en passant et me comportai comme si j’étais venu aujourd’hui tout à fait par hasard. J’entendis des pas derrière moi. C’était Ulysse, qui finit par hausser les épaules : le temps manquait pour me persuader de partir. Ulysse était l’homme le plus dangereux qui fût. À la fois roux et gaucher, ce qui ne présageait rien de bon.
Je me retournai pour voir Iphigénie s’approcher de l’autel à pas lents, l’air fier, la tête haute ; le léger tremblement de ses lèvres trahissait seul sa terreur secrète. En me voyant, elle tressaillit comme si je l’avais frappée. Je la regardai droit dans les yeux, y vit s’éteindre la dernière lueur d’espoir. Alors la colère s’empara d’elle, une émotion sourde et violente qui n’avait rien à voir avec la colère que j’avais ressentie quand Patrocle m’avait parlé du complot. Elle me haïssait, elle me méprisait. Imperturbable, je regardai l’autel, mais j’attendais avec impatience le moment où je pourrais m’expliquer.
Diomède avait rejoint Ulysse aux côtés d’Agamemnon, pâle comme la mort, qu’ils étaient forcés de soutenir. Calchas poussait Iphigénie en avant. Elle n’était pas enchaînée. Je ne savais que trop combien elle les méprisait. Mais elle était fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, et son orgueil était inébranlable.
Au pied de l’autel elle se retourna pour nous regarder, les yeux étincelants de mépris, puis elle gravit les quelques marches et se hissa sans peine sur la table où elle s’allongea, les mains sur la poitrine ; son profil se détachait sur la mer grise, houleuse. Il n’avait pas plu le matin, son lit de marbre était sec.
Calchas jeta différentes poudres dans les flammes de trois braseros alignés devant l’autel ; la fumée s’éleva en volutes vertes et jaunes qui empestaient le soufre. Brandissant un long coutelas orné de pierres précieuses, Calchas ressemblait à une énorme et répugnante chauve-souris. Il leva le bras, le coutelas brilla. Je restai cloué sur place, horrifié et pourtant fasciné. En un éclair la lame s’abattit, la fumée enveloppa le prêtre, le cachant aux regards. Un cri retentit, un cri de désespoir qui se termina en râle. Nous étions pétrifiés. Puis une bourrasque de vent emporta au loin la fumée. Iphigénie gisait sur l’autel, son sang ruisselait, Calchas le recueillant dans un calice d’or.
Agamemnon vomit. Même Ulysse eut un haut-le-cœur. Leurs yeux étaient rivés sur Iphigénie qui, doucement, s’éteignait. Je poussai un hurlement de douleur et perdis la raison. Épée en main, je bondis. Sans Ulysse et Diomède pour tenir Agamemnon, je l’aurais décapité alors qu’il s’accrochait à eux, la barbe dégoulinante de vomi. Ils le laissèrent tomber comme une pierre pour tenter de m’arracher mon épée, mais je les repoussai aussi facilement que s’ils avaient été des gringalets. Idoménée et Ménélas volèrent à leur secours. Jusqu’au vieux Nestor qui se joignit à eux ! À eux cinq ils parvinrent enfin à me plaquer au sol où je restai étendu, le visage tout proche de celui d’Agamemnon, que je maudis en vociférant, Soudain je perdis toute force et fondis en larmes. Ils se saisirent alors de mon épée et nous redressèrent tous deux.
— Tu t’es servi de mon nom pour commettre ce forfait abominable, Agamemnon, dis-je tout en pleurant, débordant de haine. Tu as accepté que ta plus jeune fille soit sacrifiée dans le seul but de satisfaire ton orgueil. Dorénavant, tu es à mes yeux le dernier des derniers. Je ne vaux pas mieux que toi. Bien au contraire. Si je n’avais pas cédé à l’ambition, j’aurais su empêcher ce forfait. Mais je te préviens, roi des rois ! J’enverrai un message à Clytemnestre pour l’informer de ce qui s’est passé ici aujourd’hui. Je n’épargnerai personne, ni toi, ni les autres, et moi-même encore moins. Notre honneur est irrémédiablement souillé. Nous sommes maudits.
— J’ai essayé de l’empêcher, protesta-t-il mollement. J’ai envoyé un messager à Clytemnestre pour l’avertir mais il a été assassiné. J’ai essayé, vraiment essayé… Pendant seize ans j’ai tout fait pour éviter ce qui s’est
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