Le cheval de Troie
était le meilleur navigateur de toute la Grèce, le seul qui pût nous mener à Troie sans courir le risque de nous faire échouer sur une grève, très loin de notre destination. Il était le seul auquel je puisse confier le sort de mille deux cents navires. Hélène, pensai-je, tu ne jouiras pas longtemps de ta liberté. Tu seras de retour à Amyclées avant même de t’en rendre compte, et j’aurai grand plaisir à faire trancher ta jolie petite tête avec la hache sacrée.
Les jours passaient, uniformes et tranquilles. Nous aperçûmes Chio mais poursuivîmes notre route. Nous n’avions pas besoin de nous ravitailler. Il faisait si beau que ni Télèphe ni moi ne voulions prendre le moindre risque en débarquant. On commençait à présent à entrevoir la côte d’Asie Mineure. Télèphe en connaissait très bien les points de repère, car bien des fois durant sa carrière il avait navigué le long de cette côte. Il fut tout heureux de me signaler l’énorme île de Lesbos, en la doublant par l’ouest, afin que depuis la terre nul ne pût nous apercevoir. Les Troyens ne sauraient pas que nous arrivions.
Nous fîmes escale sur la côte ouest de Ténédos, une île toute proche de la Troade, le onzième jour après avoir quitté Aulis. La place manquait pour aborder ; le mieux était de laisser les navires à l’ancre aussi près que possible de la côte, en espérant que le temps clément continuerait encore quelques jours. Ténédos était fertile, mais n’avait qu’une faible population à cause de la proximité de Troie, cité considérée comme la plus peuplée au monde. Quand nous arrivâmes, les habitants étaient assemblés sur le rivage et leurs gestes désordonnés trahissaient l’appréhension.
— Bravo, pilote ! dis-je à Télèphe en lui donnant une tape sur l’épaule. Tu as mérité un butin de prince.
Fier comme un paon, il éclata de rire et descendit sur le pont, où il ne tarda pas à être entouré par les cent trente hommes qui avaient navigué avec moi.
À la tombée de la nuit les derniers navires étaient à proximité ; tous les chefs vinrent me retrouver à mon quartier général dans la cité de Ténédos. J’avais déjà pu rassembler tous les habitants de l’île. Il était hors de question de laisser quelqu’un se rendre sur le continent et informer le roi Priam de ce qui se passait à l’ouest de Ténédos. Les dieux, pensai-je, s’étaient unis pour soutenir la Grèce.
Le lendemain matin, je montai à pied jusqu’au sommet des collines qui s’élevaient au centre de l’île ; quelques-uns des rois m’accompagnèrent pour prendre un peu d’exercice, heureux d’être sur la terre ferme. Par-delà l’étendue des calmes eaux bleues, nous aperçûmes le continent troyen, à quelques lieues de là.
Ne pas voir la cité de Troie eut été impossible. Aussitôt mon cœur se serra. Mycènes, Iolcos, Corinthe, Athènes la fabuleuse, elles n’étaient rien en comparaison. Non seulement Troie les surpassait toutes, mais elle s’étendait comme une pieuvre géante.
— Alors qu’allons-nous faire ? demandai-je à Ulysse.
Il semblait perdu dans ses pensées, le regard fixe. Mais à ma question, il revint à lui et sourit.
— Je te conseille d’effectuer la traversée cette nuit, dans l’obscurité, de rassembler les troupes à l’aube et de prendre Priam au dépourvu, avant qu’il ne puisse fermer ses portes. Demain soir, seigneur, tu seras maître de Troie.
Nestor poussa un cri, Diomède et Philoctète eurent l’air horrifié, Palamède prit un air narquois. Je me contentai de sourire. Nestor m’épargna la peine de répondre.
— Ulysse, Ulysse, n’as-tu donc aucune idée de ce qui se fait et de qui ne se fait pas ? demanda-t-il. Il y a des lois qui gouvernent toutes choses, y compris la conduite des guerres. Pour ma part, je ne participerai pas à une entreprise qui n’aura pas respecté les règles ! L ’ honneur , Ulysse ! Que fais-tu de l’honneur dans ton plan ? Nous ne pouvons ignorer les lois ! Ne l’écoute pas, seigneur ! ajouta-t-il en se tournant vers moi, les lois de la guerre sont claires, et nous devons les respecter.
— Calme-toi, Nestor. Je les connais aussi bien que toi.
— Sûrement, tu ne pouvais t’attendre à ce que je prête l’oreille à des conseils aussi impies, dis-je en prenant Ulysse par les épaules et en le secouant doucement.
Il se mit à rire et répondit :
— Non, Agamemnon,
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