Le Chevalier d'Eon

et moral sur le bonheur ; un Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différents siècles par M. Thomas de l’Académie française   ; l'Histoire de Jeanne d’Arc, vierge, héroïne et martyre d’État par l’abbé Lenglet-Dufresnoy   ; La Galerie des femmes fortes par le P. Le Moyne de la compagnie de Jésus   ; les Étrennes aux dames ou recueils de pièces choisies en vers, tirées des meilleurs auteurs ; des ouvrages en anglais sur le même sujet   : An Essay in Defense the Female Sex ; The Polite Lady or a Course of Female Education in a Serie of Letters from a Mother to her Daughter ; Biographium Fœmineum, the Female Worthies or Memoirs of the Most Illustrious Ladies of all Ages and Nations .
    Une telle bibliothèque permet au chevalier de travailler tranquillement chez lui. Il est capable de passer quinze heures d’affilée à sa table de travail, se nourrissant à peine. Ainsi renoue-t-il avec ses premières amours. On se souvient que dans sa première jeunesse il avait été partagé entre le désir de se retirer dans une thébaïde au milieu des livres, et celui de connaître l’ivresse des combats et le fracas des armes {132} . Le temps des armes semble révolu pour céder la place à celui des livres. Il évoque désormais les heures glorieuses des combats avec lord Ferrers qui est devenu son ami intime. Ce riche seigneur, bibliophile à ses heures, invite fréquemment d’Éon dans sa somptueuse propriété de Stauton Harold dans le Leicestershire. Le chevalier y passe plusieurs semaines, puisant dans cette autre bibliothèque les informations nécessaires à la poursuite de son œuvre. D’Éon serait-il devenu sage   ?

Un sexe aux enchères
    À quarante-deux ans, d’Éon ne ressemble plus au charmant éphèbe d’il y a vingt ans. Il a grossi, se rase, parle comme un soldat et sa démarche n’a rien de langoureux. On ne lui connaît pas une seule aventure, masculine ou féminine. Il aurait même refusé de flatteuses propositions de mariage. La chasteté dont il se vante ne manque pas d’intriguer, mais pourquoi le prendrait-on pour une femme   ? On ne sait d’où est partie la rumeur qui enfle de jour en jour. Les contemporains ne le décrivent pas comme un personnage efféminé. Cependant l ’ un des pamphlets écrits contre lui sur l ’ ordre du comte de Guerchy le traitait d ’ hermaphrodite, ce qui suppose une certaine ambiguïté dans son apparence. On se souvient qu ’ à cette occasion le chevalier avait riposté vigoureusement contre toutes les autres accusations et dédaigné celle-ci. Quoi qu ’ il en soit, la presse britannique s ’ empare de cette nouvelle sensationnelle sans pouvoir fournir les preuves et les précisions que le public attend. Pour certains journalistes, un mystérieux ami indélicat aurait révélé imprudemment un secret bien gardé   ; pour d ’ autres ce serait une lettre du duc de Nivernais adressée à sa «  chère chevalière   » qui aurait été à l ’ origine de cette découverte. Dans les salons, les clubs, les pubs, et jusque dans les milieux populaires, les langues vont bon train   : le chevalier est-il un homme   ? une femme   ? un androgyne   ? Words, words, words...
    À Londres on avait pris l’habitude de parier sur tout et sur n’importe quoi : les chiens, les chevaux, les coqs... Pourquoi pas sur le sexe du chevalier d’Éon ? Dès le début du mois de mars 1771, les premiers paris sont engagés. Les enchères montent très vite. Les pubs et les tavernes affichent les cotes tandis que des bureaux installés au Brook’s et au White’s Clubs offrent d’incroyables polices d’assurance. Bientôt court une nouvelle rameur : d’Éon est intéressé aux paris et prolonge en connaissance de cause le mystère de son sexe.
    En même temps, des caricatures circulent dans le public. L’une montre le chevalier touchant de l’argent des bookmakers en se moquant de ceux qu’il mystifie, sur une autre on voit d’Éon moitié homme, moitié femme, délibérant s’il dévoilerait le mystère de sa nature ; dans une autre, Épicène d’Éon [sic] est proclamée reine des Amazones, tandis qu’un dessin anonyme représente un capitaine de dragons accouchant de deux jumeaux. Sans parler des gravures obscènes qui courent sous le manteau. Les gazetiers, courtiers de nouvelles et folliculaires en tous genres ne sont pas en reste. En France, le rédacteur des Mémoires secrets note que « les