Le Chevalier d'Eon
bruits accrédités depuis plusieurs mois que le sieur d’Éon, ce fougueux Homme, femme ou... personnage, si célèbre par ses écarts, n’est qu’une fille revêtue d’habits d’homme, la confiance qu’on a prise en Angleterre à cette rumeur, au point que les paris pour et contre se montent aujourd’hui à plus de cent mille livres sterling, ont réveillé à Paris l’attention sur cet homme singulier, et ceux qui ont étudié avec lui et l’ont connu dans l’âge de l’adolescence, se sont rappelés tout ce qui pouvait favoriser ou détruire une telle conjecture, et voici ce qu’ils racontent.
« Ils ne se rappellent pas en effet avoir jamais eu dans le cours de ses classes, et même hors du collège, aucune preuve testimoniale de sa virilité : ils n’ont aucune idée d’avoir jamais fait de partie de filles avec lui, de lui avoir connu aucune inclination à ce genre de plaisir, et de lui avoir jamais vu de maîtresse. Cependant, il a toujours eu la figure assez mâle ; il s’est livré aux exercices qui caractérisent le plus notre sexe ; il aimait surtout passionnément celui des armes, et s’y était perfectionné au point qu’il est devenu l’origine de sa fortune.
« Ce garçon, né d’une famille honnête, était commis dans les bureaux de l’intendance. On eut besoin alors de négocier avec la Russie : on était dans une sorte de brouillerie ou de froideur avec cette puissance ; on n’avait personne à cette cour. On imagina de chercher quelqu’un qui, sans caractère, pût y aller, y paraître sans être suspect, gagner la confiance du grand-duc, lui porter des paroles, être désavoué ou avoué au besoin.
« On savait que le grand-duc aimait beaucoup les spadassins : on s’informa si l’on pourrait trouver quelqu’un distingué dans le genre de l’escrime, qui y joignît quelques connaissances en politique. Le sieur d’Éon avait alors fait un livre sur les finances ; sa passion pour les armes était publique. On le proposa au ministre des Affaires étrangères ; on l’agréa ; il partit il y a environ vingt ans : il réussit ; il se fit connaître, et delà son initiation aux négociations dont il a été chargé depuis. »
Entre tant d’autres pièces fugitives, on retrouve, dans l’Alma nach des Muses de 1771, ces quelques vers d’une flatteuse ironie, dus à Baculard d’Arnaud :
« À Mademoiselle...
qui s’était déguisée en homme
Bonjour, fripon de chevalier,
Qui savez si bien l’art de plaire,
Que par un bonheur singulier
De nos beautés la plus sévère,
En faveur d’un tel écolier,
Déposant son ton minaudier
Et sa sagesse grimacière,
Pourrait peut-être s’oublier,
Ou plutôt moins se contrefaire.
Mon cher, nous le savons trop bien,
(Le ciel en tout est bon et sage),
Pour un si hardi personnage
Dans le fond vous ne valez rien.
Croyez-moi : reprenez un rôle
Que vous jouez plus sûrement.
Que votre sexe se console,
Du mien, vous faites le tourment,
Et le vôtre, sur ma parole,
Vous doit son plus bel ornement.
Hélas, malheureux que nous sommes !
Vous avez tout pour nous charmer ;
C’est bien être au-dessus des hommes
Que de savoir s’en faire aimer. »
Miss Wilkes, la jeune et jolie fille du fameux tribun, aurait poussé la curiosité jusqu’à demander directement à d’Éon la nature de son sexe : « Mlle Wilkes, lui aurait-elle écrit avec une audac ieuse ingénuité, présente bien ses respects à M. le chevalier d’Éon, et voudrait bien ardemment savoir s’il est véritablement une femme, comme chacun l’assure, ou bien un homme. M. le chevalier d’Éon serait bien aimable d’apprendre la vérité à Mlle Wilkes, qui l’en prie de tout son cœur. Il sera plus aimable encore s’il veut venir dîner avec elle et son papa aujourd’hui ou demain, enfin le plus tôt qu’il pourra. »
Mais l’affaire prend bientôt un tour moins plaisant. Les parieurs qui ont engagé des sommes importantes brûlent de voir l’énigme enfin résolue. Ne pourrait-on pousser ce maudit chevalier à bout, l’amener à quelque action d’éclat qui leur permettrait d’être enfin fixés ? Leur arrogance augmente de jour en jour.
Jusque-là d’Éon n’a pas réagi. « J’ai le chagrin d’entendre et de lire même jusque dans les papiers anglais tous les rapports extraordinaires qui viennent de Paris, de Londres et même de Saint-Pétersbourg sur l’incertitude de mon
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