Le Chevalier d'Eon
interrogé à ce propos. Peut-être le souhaitait-il. Il parla avec plus de facilité que ne le pensait son interlocuteur. Avec abandon même. Ses parents, lui expliqua-t-il, trompés à sa naissance par des apparences douteuses, et désirant surtout, comme toute famille noble, avoir un héritier mâle, l’avaient élevé comme un garçon alors qu’il appartenait au sexe opposé. Joignant le geste à la parole, il prit la main de son collègue et lui fit tâter ses parties intimes, feignant de faire cet aveu sous l’empire de l’amitié. Il adjura cependant Drouet de garder son secret. Mais le secrétaire du comte de Broglie s’empressa de rompre son serment pour en faire part à son maître lequel, aussitôt, le répéta au roi : « Je ne dois pas à son sujet oublier d’avoir l’honneur d’instruire Votre Majesté que les soupçons qui ont été élevés l’année dernière sur le sexe ce personnage extraordinaire sont très fondés. Le sieur Drouet à qui j’avais recommandé de faire de son mieux pour les vérifier, m’a assuré à son retour qu’il y était en effet parvenu et qu’il pouvait me certifier, après avoir examiné et palpé avec beaucoup d’attention, que le dit sieur d’Éon était une fille et n’était qu’une fille ; qu’il en avait tout les attributs et toutes les incommodités régulières. Ce qu’il a seulement de singulier c’est qu’il assure n’avoir jamais eu le moindre désir, ni le moindre attrait pour le plaisir, quoique dans la conversation il se permette toutes les libertés que ses habillements autorisent. Il faut convenir qu’il ne manquait plus que cette anecdote à son histoire. Le sieur Drouet a appris de lui que c’est la princesse Daschkoff, à qui il avait confié son sexe à Pétersbourg, qui a eu l’indiscrétion de le révéler à Londres et c’est ce qui a donné lieu aux bruits qui ont couru et aux paris considérables qui en ont été la suite. Il a prié le sieur Drouet de lui garder le secret, observant avec raison que s’il était découvert, son rôle serait entièrement fini. J’ose supplier V.M. de vouloir bien permettre que sa confiance dans son ami ne soit pas trahie et qu’il n’ait pas à la regretter »
On imagine le sourire de Louis XV amateur d’histoires scabreuses. Il n’y prêta pourtant qu’une attention distraite. D’Éon n’était qu’un subalterne sans intérêt et le fameux Secret auquel il avait tant travaillé depuis vingt ans devenait le Secret de Polichinelle. Sans en parler ouvertement, ses ministres en connaissaient l’existence et tout cela n’intéressait plus guère le roi. Le souverain vieillissait dans les bras de sa dernière maîtresse, la comtesse du Barry. L’ambassadeur d’Autriche notait que S.M. « s’affaissait et qu’il pourrait manquer dans peu ». Qu’adviendrait-il de ses agents s’il venait à disparaître ? Ce réseau qu’il avait patiemment tissé n’existait que par lui. D’Éon ne pouvait manquer d’être angoissé en songeant à l’avenir. Si le nouveau monarque ne le reconduisait pas dans ses fonctions, il n’était plus à Londres qu’un étranger sans le sou et sans espoir de regagner la France où il risquait d’être embastillé.
D’Éon avait l’imagination fertile et il était capable de mener avec un imperturbable sérieux les devoirs de sa charge, tout en commettant les pires folies. On l’a vu ainsi se lancer dans une campagne insensée contre le comte de Guerchy sans cesser de donner tranquillement les informations qu’il devait à son maître. Ce diable de chevalier se plaisait à jouer un double jeu qui faisait probablement le sel de sa vie dépourvue d’aventures érotico-sentimentales. En tenant compte de sa situation précaire en Angleterre et de son comportement ambivalent, comment expliquer l’extraordinaire confidence faite à Drouet ? Il savait que le secrétaire du comte de Broglie serait trop troublé pour garder son secret comme il s’y était engagé. D’Éon ne se serait pas livré à cette comédie s’il n’avait pas voulu qu’il fût révélé. Désormais Louis XV et le comte de Broglie étaient convaincus que le chevalier était une chevalière, tout simplement parce celui-ci avait voulu le leur faire croire. Et sans nul doute avait-il préparé soigneusement sa mise en scène pour que Drouet le crût.
Il était sûr que la nouvelle se répandrait à la cour, à la ville et bientôt dans toute l’Europe. Il
Weitere Kostenlose Bücher