Le Chevalier d'Eon
dois, au roi mon maître, à ma patrie, à moi, à ma famille, à mes proches et au caractère dont j’ai été revêtu en Angleterre ma pleine et entière justification. Ainsi Monsieur, soit que mon ennemi soit mort ou vivant, continuez de grâce ce que vous avez commencé. Mon ennemi est malheureusement mort sans réparer le mal qu’il m’a fait. On ne doit point troubler la cendre d’un mort et rappeler sa mémoire seulement pour retracer sa honte : c’est le comble de la barbarie, je le sais. Mais si le mal qu’il a fait a tellement influé sur le malheur de quelqu’un qui survit, que ses os desséchés semblent encore le perpétuer du fond de son sépulcre, l’intérêt personnel qui est la première loi de la nature, ordonne quoiqu’à regret, de citer le cadavre au tribunal du public, non pour le diffamer, mais pour se justifier du blâme qu’il a jeté sur celui qui lui survit. Les Égyptiens, ces peuples si respectueux pour les morts, ne citaient-ils pas, ne jugeaient-ils pas, ne condamnaient-ils pas les mânes de leurs souverains mêmes ? Qu’on rejette donc sur la nécessité tout ce qui se fait contre M. de Guerchy mort. Même dans le tombeau, il est coupable de maux qui existent. Que ne les a-t-il fait réparer, on respecterait sa mort quoique forcé d’abhorrer ses jours {131} ! »
Si d’Éon se sentait désormais parfaitement libre d’aller et venir à sa guise en Angleterre, il remâchait son échec. Il n’était plus qu’un agent secret condamné à glaner des renseignements pour le bon plaisir d’un souverain qui pouvait le révoquer quand bon lui semblerait. S’il rentrait en France, il risquait d’être jeté en prison. Les papiers qu’il détenait encore pouvaient lui permettre de négocier son retour vers la terre natale, qu’il avait fort envie de retrouver. Son beau-frère O’Gorman lui donnait régulièrement des nouvelles de sa mère, de sa sœur et de son domaine. S’il n’avait pas été autant attaché à sa Bourgogne et à sa famille, d’Éon aurait sans doute accepté les propositions britanniques. En attendant des jours meilleurs, il continuait d’envoyer des nouvelles de la vie politique anglaise particulièrement animée au début de l’année 1768 lorsque le fameux Wilkes regagna Londres après avoir passé trois ans dans un prudent exil sur le continent. D’Éon se faisait reporter avant la lettre.
Depuis la mort du comte de Guerchy, d’Éon semblait se calmer. Il se rapprocha du nouvel ambassadeur le comte du Châtelet, qui eut parfois recours à ses services. Sa situation éclaircie auprès du représentant du roi, le comte de Broglie l’exhortait à rendre ses papiers. Une occasion favorable se présenta au printemps de 1768. Le baron de Breteuil, ambassadeur en Russie, puis en Suède et en Hollande, en même temps agent du Secret, vint à Londres à titre privé chez son cousin le comte du Châtelet. Moyennant la promesse d’une gratification royale, d’Éon, qui avait besoin d’argent, accepta de donner au comte du Châtelet la correspondance officielle du temps de son activité et la correspondance secrète au baron de Breteuil. Il jugea cependant utile de conserver encore plusieurs dossiers dont il comptait bien se servir à l’avenir. Il avait tout lieu de penser qu’on aurait besoin de lui, les relations entre la France et l’Angleterre se détériorant à propos de la Corse : au mois de mai 1768, Gênes venait de céder la Corse à la France et Choiseul y envoyait des troupes. Les Anglais qui tenaient à rester maîtres de la Méditerranée en concevaient une vive irritation et le comte du Châtelet n’était plus tout à fait persona grata à Londres. Le chevalier en informa le comte de Broglie ; ses rapports se suivent, très détaillés sur toutes les affaires en cours : les démêlés de Wilkes avec le pouvoir, la politique anglaise à l’égard des colonies d’Amérique ; la désertion d’un marin anglais, Elphinston, passé au service de la Russie avec le grade d’amiral... Routine, routine.
En 1769 un nouveau scandale pouvait remettre d’Éon sous les feux de l’actualité. Lors de l’élection de la chambre des communes, un certain docteur Musgrave accusa le duc de Bedford, les lords Bute, Halifax et Egremont de s’être laissé soudoyer par la France lors des négociations du traité de Paris en 1763. Persuadé que d’Éon n’avait plus aucune relation avec la France depuis l’affaire
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