Le Chevalier d'Eon
sexe et qui se confirment dans un pays d’enthousiastes tel que celui-ci, à tel point que l’on a ouvert publiquement, à la cour et à la cité, des polices d’assurance sur une matière aussi indécente, pour des sommes considérables », confie-t-il au comte de Broglie. Le chevalier mijote une riposte à sa manière. Le 23 mars, il dépose chez le marchand de vin Lautem, son logeur, le petit billet suivant : «Je vous donne avis que j’ai fait assurer ce matin, au café de Lloyd, près de la Bourse, ma canne pour deux mille livres sterling par M. Caffarena Broker et que, demain à midi, je me transporterai en personne audit café, pour payer les primes sur les épaules de ceux qui voudront parier contre moi sur l’objet en question qu’ils ont agité. Il ne tiendra qu’à vous d’en être spectateur {134} . » S’étant assuré ainsi une large publicité, car le sieur Lautem bat aussitôt le rappel de tous les curieux du quartier, le chevalier se rend dès le lendemain à la Bourse et dans différents cafés voisins « où l’on fait les assurances et les agiotages de toutes couleurs ; et là, en uniforme et avec ma canne, je me suis fait demander pardon par le banquier Bird, qui le premier a levé une assurance aussi impertinente, raconte-t-il. J’ai défié le plus incrédule ou le plus brave ou le plus insolent de toute l’assemblée de combattre contre moi avec telle arme qu’il voudrait choisir. Tout le monde m’a fait de grandes politesses et dans l’étonnement, pas un seul de ces adversaires mâles de cette grande ville n’a osé, ni parier contre ma canne, ni combattre contre moi, quoique je sois resté depuis midi jusqu’à deux heures à leur assemblée pour leur donner tout le temps de se déterminer entre eux. J’ai fini par leur laisser publiquement mon adresse en cas qu’ils se ravisassent.
Voilà comment il faut absolument mener ces gens-là pour les faire taire. Ils se permettent toutes sortes d’insolences envers les plus grands de la cour ; à plus forte raison contre moi, simple particulier, qu’ils voient exilé de la France et isolé ici. Le banquier Bird m’a déclaré, malgré ses excuses, que lui et ses confrères pouvaient faire des assurances ou paris les plus extraordinaires, même sur la famille royale, excepté sur la vie du roi, de la reine et de leurs enfants, suivant un acte du parlement ; et qu’il était autorisé par une grande dame qu’il n’a jamais voulu nommer à faire une assurance sur mon sexe {135} ! »
Cependant l’acharnement des parieurs ne faiblit pas pour autant. Les enchères continuent de monter follement et la presse renchérit. De fausses lettres circulent ; dans l’une d’elle, Marie de Beaumont reconnaît qu’elle est une fille. Le 17 avril, on peut lire dans une autre feuille qu’un enfant abandonné dans le hall de la chambre des Communes est celui de Wilkes et de Mme d’Éon. Quelques savants discutent en même temps de l’anatomie des hermaphrodites et le bruit court que le chevalier pourrait bien répondre à ces caractéristiques somme toute monstrueuses...
L’aveu
Drouet partit pour Londres au mois de mai ; d’Éon l’accueillit avec de grandes marques d’amitié. Les deux hommes se connaissaient : on n’a pas oublié la mésaventure du malheureux Drouet emprisonné en même temps qu’Hugonet en 1765. D’Éon lui donna force détails sur la conspiration en faveur des Stuarts dont le succès paraissait improbable. Drouet estimait, en outre, « qu’on pourrait tirer beaucoup d’utilité du Sieur Wilkes en lui fournissant sous- main les moyens d’entretenir la division entre le roi et la nation », et le chevalier était l’homme idéal pour mener à bien cette entreprise. D’autre part Drouet affirmait que «les connaissances acquises dans son voyage étaient plus intéressantes qu’une révolution, quel qu’en pût être l’objet : c’était la paix qu’il voyait certaine, aussi longtemps que le roi d’Angleterre se laisserait diriger par les conseils de M. Bute {140} ».
La seconde mission de Drouet relevait à la fois de la casuistique jésuite et de l’opéra-bouffe. Demander à d’Éon, cet incontrôlable personnage célèbre pour ses esclandres, s’il était une femme travestie, exigeait habileté, sang-froid et humour. Drouet réfléchit sans doute longtemps avant d’aborder le sujet brûlant, mais le chevalier se doutait bien qu’il allait être
Weitere Kostenlose Bücher