Le Chevalier d'Eon
personnelle, ni sa conduite ici n’auraient pu me permettre de continuer avec lui aucune négociation publique.
« Je ne crois pas en effet que le sieur Caron, blâmé au parlement de Paris {184} , blâmable dans tous les tribunaux et dans toutes les sociétés honnêtes, soit fait pour réparer la réputation d’un seul homme victime des passions des grands, à plus forte raison d’une fille vertueuse. Morande est encore moins propre à donner ce qu’il n’a pas. Ce n’est qu’avec répugnance que je prononce le nom de cet associé : il est au-dessous de mon mépris. Un homme qui, après avoir été enfermé à Bicêtre {185} , après avoir fait mourir de chagrin son père, vient à Londres pour y faire imprimer son Gazetier cuirassé, amas confus de sottises contre le feu roi et toute sa cour, qui s’y rend auteur des Mémoires secrets d’une femme publique, c’est-à- dire de la comtesse du Barry, qui fait mettre à contribution et le marquis de Marigny et d’autres seigneurs de cette force, en leur laissant redouter le fiel de sa plume ; un homme qui lui-même fait imprimer des sottises contre lui-même dans les papiers anglais, pour avoir la méchanceté de les attribuer au comte de Lauraguais, et le plaisir d’y répondre ; puis qui, trois semaines après, demande grâce et pardon dans les papiers publics au comte de Lauraguais, en s’avouant lui-même un menteur, un calomniateur, et l’auteur des satires qui avaient paru contre lui-même, peut bien être l’ami et le confident du sieur Caron et de ses pareils, mais n’est pas fait pour être celui du chevalier d’Éon, ni pour négocier, même en sous-ordre, avec lui. Un homme qui, dans le seul mois de décembre dernier, a fait accoucher de son estoc sa femme, ses deux servantes et quelques voisines, peut bien aller de pair pour l’esprit, le talent et la sottise de conduite avec le fameux Beaumarchais, mais non pas avec le chevalier d’Éon, et encore moins Mlle de Beaumont, dont la conduite et les mœurs ont toujours été, en tout temps et en tous lieux, au-dessus du soupçon.
« Je vous supplie donc, monseigneur, de ne pas prendre comme un manque de respect envers vous, ni une mauvaise volonté de ma part, la résolution sage et constante où je suis de n’avoir plus aucune négociation à faire avec deux pareils sujets.
« Je ne vous dirai pas que le sieur Caron a communiqué au sieur Morande ce que j’ai écrit à son sujet au feu roi et à M. le comte de Broglie en 1774, par rapport à son ouvrage sur Mme du Barry ; que de pareilles infidélités et tant d’autres sont bien désagréables dans mon état ; mais je me plaindrai de ce qu’il lui communique presque toutes mes affaires avec la cour, et que celui-ci s’en va par la ville, les distribuant de café en café, de maison en maison.
« Est-ce ainsi que vous prétendiez être servi, monseigneur, dans une affaire sur laquelle vous me faisiez imposer un silence profond ? Cette imprudence est cependant une des moindres qu’on ait commises.
« À quel risque, en effet, M. de Beaumarchais ne s’est-il pas exposé en faisant à mon insu retirer de l’hôtel du Lord Ferrers le coffre de mes papiers ministériels par son ami Morande, qui peu de temps après a témoigné le regret qu’il avait de n’avoir pas retenu ce coffre pour mettre M. de Beaumarchais ou la cour de France à contribution ! Quel autre risque n’a pas encore couru mon autre cassette particulière contenant ma correspondance secrète avec feu le roi et M. le comte de Broglie, lorsque, la nuit du 9 novembre dernier, M. Caron s’embarqua à Douvres pour Calais ! Il était si accablé sous le triste poids d’un cruel mal vénérien, qu’il oublia à l’auberge son manteau, et sur un vaisseau voisin du sien la cassette de la correspondance. Les matelots anglais, plus attentifs, la jetèrent d’un bord à l’autre, et elle manqua de tomber à la mer. Le sieur Caron, dans sa barque, n’avait des yeux que pour une petite cassette, qu’il traîne partout avec lui, contenant les vieux diamants de ses femmes et de ses maîtresses, ainsi que mille ducats, dont il dit que l’impératrice-reine l’a gratifié pour une mission qui a manqué lui faire couper le cou, à ce qu’il dit, dans la forêt de Nuremberg {186} .
« Il est si glorieux d’avoir eu cet emploi que, semblable à un galérien, il porte à son cou une chaîne d’or à laquelle est suspendue une boîte ovale
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