Le Chevalier d'Eon
du remords. D’Éon se prend au jeu de la femme sans défense. On sent percer, sans que l’auteur ose se l’avouer à lui-même, la plainte inconsolable d’une victime sans bourreau, et qui s’en invente un pour justifier ses pleurs. Mieux peut-être que tout autre écrit de la chevalière (et Dieu sait qu’ils sont nombreux), celui-ci nous paraît lever un pan du voile sur le mystère de sa nature. Il a beau s’emmêler dans l’emploi du masculin et du féminin (signe évident de son désarroi), une chose éclate aux yeux du lecteur : si la main qui tient la plume est celle d’un homme, la sensibilité qui la guide appartient à une femme. Ces pages frémissantes en disent plus long, à cet égard, que ne le faisaient naguère ses enjôlements de courtisane.
«Pourquoi, lui écrit-elle (et ce féminin n’a jamais mieux convenu qu’ici), pourquoi, pendant votre dernier voyage à Londres, y avez-vous gagné une maladie vénérienne qui a été connue de tout Paris, tandis que, pour vous amuser sans doute à mes dépens, ou pour me rendre ridicule, vous faisiez entendre dans les cercles de vos élégantes que vous deviez m’épouser après que j’aurais demeuré quelques mois à l’abbaye de Saint-Antoine ? [...] Mais quel souvenir me rappellent ces réflexions ! Il me dit seulement que par une confiance aveugle en vous et en vos promesses, je vous ai découvert le mystère de mon sexe, que par reconnaissance je vous ai donné mon portrait, et que par estime vous m’avez promis le vôtre. Il n’y a jamais eu d’autres engagements entre nous. Tout ce que vous avez avancé au-delà sur notre mariage, suivant ce que l’on m’a écrit de Paris, ne peut être regardé par moi que comme un véritable persiflage de votre part. Si vous avez pris au sérieux ce simple gage de souvenir et de gratitude, votre conduite est aussi pitoyable que votre maladie ; c’est là un véritable mépris et une infidélité qu’une femme de Paris, quelque apprivoisée qu’elle soit avec les mœurs à la mode des maris, ne pourrait pardonner. À plus forte raison une fille dont la vertu est aussi sauvage que la mienne, et dont l’esprit est si altier, lorsqu’on blesse la bonne foi et la sensibilité de son cœur. Pourquoi ne me suis-je pas rappelé [sic] en ce moment que les hommes ne sont tous sur la terre que pour tromper la crédulité des filles ou des femmes !... Hélas ! il est des injustices si sensibles et si outrageantes quand elles nous viennent de ceux auxquels nous sommes le plus sincèrement attachés [sic] qu’elles font perdre la tête à la personne la plus prudente. [...] Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite, qu’admirer vos talents, votre générosité, je vous aimais sans doute déjà ! Mais cette situation était si neuve pour moi, que j’étais bien éloignée [sic] de croire que l’amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. Jamais une âme vertueuse ne deviendrait sensible à l’amour, si l’amour ne se servait pas de la vertu même pour la toucher. Cessez, monsieur, d’abuser de mon état, et de vouloir profiter de mon malheur pour me rendre aussi ridicule que vous. Vous ! pour qui j’avais conçu tant d’estime, que je regardais comme le plus vertueux de tous les hommes. Vous ! qui m’avez su persuader que vous aviez quelque respect pour ma position extraordinaire. C’est vous-même qui me couvrez d’opprobre et qui creusez sous mes pas un abîme d’autant plus malheureux pour moi que vous en dérobez à mes yeux la profondeur. Par quelle fatalité m’avez-vous choisie [sic] pour la malheureuse victime du délire de votre esprit et de vos mœurs ? [...] »
S IGNÉ : « L E CHEVALIER ET LA CHEVALIÈRE D’É ON »
Beaumarchais répond avec hauteur, en froid négociateur, insensible aux larmes et aux reproches. Il prend plaisir à humilier le chevalier-chevalière qu’il prie de se « repentir » et de raison recouvrer. Sinon le sieur Caron se verra obligé de rompre toute relation avec elle et de retourner en France ayant remporté pour seul succès «d’avoir démasqué une fille extravagante sous le manteau de l’homme de mauvaise foi. » Comme il tient les cordons de la bourse qu’il peut ouvrir ou fermer à volonté, selon les dispositions de la demoiselle, il ne désespère pas de lui faire entendre raison. Qu’elle reprenne ses habits de femme, qu’elle rende les papiers en sa
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