Le Chevalier d'Eon
d’or, contenant une petite commission secrète, large tout au plus d’un pouce ou deux, signée par Louis XVI, en date du 14 juillet 1774. Avec ce talisman, qui par hasard lui a sauvé la vie par un miracle aussi étonnant que celui qu’il débite avoir couronné son voyage incroyable d’Espagne {187} , il se croit bien supérieur aux ministres des rois, et au-dessus non seulement du blâme des parlements anciens et modernes, mais même du jugement intérieur des particuliers, cent fois plus redoutable que les arrêts des parlements en fourrures. À cela que répondre, sinon que M. de Beaumarchais a la tête tournée par les caresses indiscrètes de quelques-uns de nos princes, et qu’il est toujours le même, c’est- à-dire plein d’esprit et d’ignorance des affaires de ce monde, rempli d’orgueil et d’impertinence ? Il ne voit pas, cet homme qui se croit illuminé, que les grands se servent de lui comme le singe se sert de la patte du chat pour tirer les marrons du feu, et troubler l’eau claire.
« Je vous supplie, Monseigneur, d’être bien persuadé que j’ai la vertu et le courage d’un homme, et de l’homme le plus vertueux et le plus courageux. Je puis bien, ainsi que je l’ai fait, donner par complaisance à quelques femmes et amis particuliers ou par nécessité à mes médecins et chirurgiens, la démonstration de mon sexe ; mais je ne le ferai jamais voir pour aucune somme au monde !
« Louis XV m’exhortait toujours à la patience, à la modération et à l’espérance d’un changement de temps et de ministère, en promettant de m’accorder un poste militaire ou politique dont les appointements seraient plus considérables que la pension de 12 000 livres qu’il avait la bonté de me faire.
« Louis XVI, moins timide, veut me rendre justice. Le comte de V[ergennes] le désire de tout son cœur. N’est-il donc pas cruel pour moi, qu’ayant de mon côté le plus grand désir, les talents, l’expérience et le courage de bien servir le roi et ma patrie, en guerre comme en politique, et la volonté de faire tout ce qui est juste et agréable aux ministres de ma cour, je me trouve arrêté par l’avarice et les finesses du sieur Caron ? et que les passions de M. de Beaumarchais mettent des entraves à la conclusion de mes affaires, en reculant le terme de ma tranquillité au lieu de l’avancer ?
« Il n’est pas cependant dans mon caractère de me rebuter ; l’innocence méprise les dangers, et doit vaincre les obstacles sous la justice du règne de Louis XVI et de votre ministère. Des gens qui voulaient faire un trafic infâme sur mon honneur sont indignes de se présenter devant moi. J’aime mieux mourir de faim et ne jamais revoir ma patrie que de vivre et revoir mes pénates par le secours de l’infamie et de pareils boucs émissaires.
« Au point où en sont mes affaires, il ne faut plus qu’un honnête homme pour les terminer. Choisissez-en, monseigneur, un digne du roi, digne de vous, et digne de moi. Mon beau-frère seul, le chevalier O’Gorman, porteur de cette lettre, avec vos pouvoirs, peut tout finir sans dépense, et vous portant le restant de mes papiers, je les remettrai avec la même candeur à M.... ou à M.... Si le sieur Caron avait eu à me remettre autant de bonne foi et d’argent qu’il a employé d’esprit et d’insolence en vingt-quatre heures, il aurait terminé toutes mes affaires. Cet homme d’esprit peut bien composer les Fourberies de Scapin et du Barbier de Séville ; mais conduire une négociation sérieuse à une heureuse fin, non : il n‘en est pas capable ; il a trop d’esprit et pas assez de bon sens, beaucoup de pénétration et nulle application au travail. Ses courses fréquentes et rapides de Versailles à Londres, auxquelles il attache tant d’importance et si peu de secret, ne sont propres qu’à inquiéter l’administration anglaise et les ministres étrangers. On croirait qu’il a sur les bras toutes les négociations de l’Europe ; cependant, il n’a que la mienne, le trafic qu’il médite des polices sur mon sexe et sur le commerce des bois pour la marine, bois courbes et tortueux comme son esprit. Si vous ajoutez à cela son projet de commerce sur les chiffons, son espionnage et ses malices avec Morande pour inquiéter, avec leur imprimerie secrète, des personnages à Londres, à Paris et à Versailles, vous saurez tout ce que contient sa tête et son portefeuille.
« II
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