Le Chevalier d'Eon
France, et j’ose dire de toute l’Europe instruite. Une conduite contraire fait le sujet des interprétations les plus fâcheuses, et donne matière à la malice des conversations du public. J’ai toujours pensé et agi comme Achille : je n‘ai point fait la guerre aux morts et je ne tue les vivants que lorsqu’ils m’attaquent les premiers. Vous pouvez prendre à cet égard par écrit ma parole d’honneur sur ma conduite présente et future.
“Vos grandes occupations vous ont fait oublier, Monseigneur, qu’il y a plus de quinze mois que vous avez bien voulu me donner votre parole que je serais heureuse et contente quand j’aurais obéi à mon roi en reprenant mes habits de fille. J’ai obéi complètement. Je dois espérer d’un ministre aussi bon et aussi grand que M. le comte de Maurepas, qu’il daigne tenir sa parole et me remettre in statu quo. Il ignore que c’est moi qui soutiens ma mère et ma sœur, et de plus, mon beau-frère et trois neveux au service du roi ; que j’ai encore à Londres une partie de mes dettes, ma bibliothèque entière et mon appartement qui me coûte vingt-quatre livres de loyer par semaine, qu’après avoir servi le feu roi en guerre et en politique depuis ma jeunesse jusqu’à sa mort, je ne suis pas encore en état de meubler ma maison paternelle en Bourgogne pour l’aller habiter. M. le comte de Maurepas doit sentir que mon obéissance silencieuse doit avoir un grand mérite à ses yeux, que dans ma position femelle je suis dans la misère avec les bienfaits du feu roi, qui suffiraient pour un capitaine de dragons mais qui sont insuffisants pour l’état qu’on m’a forcée de prendre. Il doit surtout comprendre que le plus sot des rôles à jouer est celui de pucelle à la cour, tandis que je puis encore jouer celui de lion à l’armée. Je suis revenue en France sous vos auspices, Monseigneur. Ainsi, je recommande avec confiance mon sort présent et à venir à votre généreuse protection, et je serai toute ma vie, avec la plus respectueuse reconnaissance, Votre dévouée servante, la chevalière d’Éon {244} .”
Le château de Dijon
Animée par un puissant désir de publicité, la chevalière fait imprimer sa lettre au ministre, la distribue aux princes du sang et à plusieurs dames de la cour dont elle espère le soutien. Elle propose également ses services au comte d’Orvilliers, qui commande l’escadre de Brest. Exaspéré par le désordre qu’elle ne cesse de créer, Maurepas décide de l’exiler. Une lettre de cachet datée du 19 février 1779 ordonne à l’Amazone de se retirer à Tonnerre “sous les habits de son sexe” jusqu’à nouvel ordre.
Le 2 mars au petit jour, M. de Vierville, major des gardes du roi en la prévôté de son hôtel, entre chez la chevalière, malade au lit, et lui remet l’ordre signé de Louis XVI. Mlle d’Éon proteste : son état de santé et sa déplorable situation financière l’empêchent de quitter Versailles pour l’instant. Persuadée de l’impunité royale et toujours prête à la provocation, elle commet l’imprudence de se promener les jours suivants en uniforme aux abords du château. C’en est trop. Le 20 mars, accompagné de ses sbires, M. de Vierville fait de nouveau irruption chez elle, se saisit de son fusil, et parvient à maîtriser sa prisonnière qui se débat comme un diable. On fouille son appartement dans lequel on ne trouve rien de compromettant et on jette la célèbre héroïne dans une chaise de poste. En route pour la Bourgogne : première étape Joigny ; seconde étape Auxerre où l’on couche au couvent des Bernardines ; contrairement à ce que croit la chevalière, on ne va pas à Tonnerre, mais à Dijon où on l’enferme dans le château, prison d’État bien connue.
Une lettre de cachet ne précisait jamais la durée de la détention de celui qui en était victime. Mais les prisonniers du roi pouvaient jouir d’une douce captivité s’ils avaient les moyens de pourvoir à leur entretien. Une personne aussi célèbre que la chevalière n’était pas condamnée à un régime rigoureux. Elle était privée de liberté, mais elle avait le droit de recevoir les visites de ses amis et de se faire livrer ses repas par un traiteur. Le comte de Changey, gouverneur du château, lui donna l’appartement occupé jadis par la duchesse de Bourgogne et plus tard par le comte de Lauraguais. La comtesse de Changey, ravie d’avoir chez elle une telle
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