Le Chevalier d'Eon
à l’ordre de la loi et du roi me prouve que la grâce du Seigneur a frappé votre cœur, lui dit l’archevêque. Votre changement du mal en bien vous deviendra utile et glorieux devant Dieu et les hommes.
— Hélas Monseigneur, répondit d’Éon, je ne sais ce que j’ai fait à Dieu qui ne m’a pas donné un cœur de femme. Aujourd’hui je sens bien qu’il est plus avantageux pour moi d’être une bonne fille qu’un mauvais garçon, mais si je n’eusse pas eu la passion des armes et du cheval, je ne serais jamais devenu capitaine des dragons [...] chevalier de Saint-Louis, ministre plénipotentiaire de France [...] mais à force de combattre à pied ou à cheval, à force de travailler jour et nuit, je suis devenu une espèce de comte de Broglie bon au poil et à la plume pour le service secret et public de Louis XV selon sa volonté, sa direction et son bon plaisir. Je ne suis plus aujourd’hui qu’une pauvre demoiselle suivant à la piste les femmes de la cour et du palais de la reine à Versailles, où je vais demeurer incessamment pour mon gain ou pour ma perte. Tel est mon sort présent et à venir que j’estime autant qu’un billet de la loterie royale [...]. Je vois que tout le bonheur ou le malheur qui est venu au-devant de moi à ma rencontre dès ma jeunesse ne m’est arrivé que par la permission de la Providence et que cette Providence est la suprême intelligence qui conduit toutes choses. Il est certain qu’il faut s’abandonner à Dieu, mais qu’il ne faut pas s’attendre tellement à la Providence [sic] qu’on ne fasse rien de son côté. »
Après s’être gratté la tête et passé longuement la main sur le visage, l’archevêque répondit : « Les œuvres de la grâce sont aussi admirables que celles de la nature et la moindres des œuvres de la nature est plus parfaite que celles de l’art. À l’œuvre, on connaît l’ouvrier, mais pour cela il faut trouver la simplicité de l’esprit unie à la force de la foi pour travailler sans cesse à l’œuvre de son salut [...]. Loin de désespérer de son salut, il faut toujours l’espérer en s’humiliant et en le demandant à Dieu par la prière et les mérites de Notre-Seigneur. Sachant qu’il vaut mieux pour vous souffrir pour le bien que pour le mal, résistez donc à toutes tentations par votre fermeté dans la foi, sachant aussi que les mêmes souffrances s’accomplissent en la personne de vos sœurs répandues dans les monastères et dans le monde et qu’ainsi elles vous sont communes [...]. Nous devons rester chacun à notre poste comme une sentinelle à l’armée jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de nous relever pour nous appeler à lui {241} . »
Les termes de cette conversation que d’Éon rappelle dans ses mémoires ne sont sans doute pas ceux qui ont été prononcés, mais ils contribuent (quoique modestement) à éclairer le cheminement intérieur du héros. Il sait qu’il ment à l’archevêque en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas. Le poids de l’imposture s’ajoute au trouble profond qui a dû toujours être le sien quant à sa véritable identité sexuelle. Il est difficile d’imaginer le bouleversement intérieur de ce bon chrétien qui refuse de vivre dans le péché, mais qui s’y investit totalement. Aussi, tout en faisant des efforts extraordinaires pour se persuader qu’il appartient au genre qui n’est pas le sien, il réinterprète la religion catholique d’une façon très personnelle, en essayant de concilier grâce et prédestination afin de se persuader qu’il peut faire son salut.
D’autre part l’allusion énigmatique à sa robe d’innocence, souvent répétée dans ses écrits, met en évidence sa volonté de se métamorphoser réellement en femme. Mais cette volonté ne se manifestera qu’au moment où il aura perdu tout espoir de garder ses vêtements masculins. Érudit, s’étant nourri de toute la littérature « féministe » existant, il se réfère sûrement à des rites de passage vestimentaires qu’il réinvente à sa façon. Ainsi les petits garçons quittaient leur robe et mettaient un chapeau vers l’âge de cinq ans ; les petites filles ne quittaient évidemment pas leur robe mais mettaient un bonnet vers le même âge. En projetant sur l’enfance des filles un rite de passage destiné aux garçons, il inverse ce passage vestimentaire qui l’a fait homme malgré lui. Ainsi peut- on comprendre cette robe d’innocence
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