Le Code d'Esther
d’amandes sortis tout frémissants de l’huile bien chaude. Sans doute pour se donner du cœur à l’ouvrage, elle chantait en reprenant les succès que diffusait la radio et s’efforçait de nous chasser, nous qui voulions goûter à tout, afin d’être seule sur son territoire. C’est qu’elle n’avait pas une seconde à perdre : il lui fallait confectionner suffisamment de pâtisseries pour que chaque membre de la famille, enfant, petit-enfant, cousin, cousine, neveu et nièce, ait son petit sac en plastique bourré de makrouds et de bestels aux amandes, les fameuses « oreilles d’Aman ». Elle prenait ensuite un soin infini à inscrire sur de petits papiers, qu’elle affichait bien en évidence, le nom des heureux destinataires, pour être sûre de n’oublier personne. Elle disposait les sachets de gâteaux dans une grande corbeille, avec un sens aigu de la décoration, et plaçait enfin le résultat de plusieurs jours de travail intense au centre de la table basse du salon afin que chacun se serve le soir de la fête. Alors, et seulement à ce moment-là, elle se laissait tomber sur son fauteuil favori face au téléviseur et lâchait : « Je ne sais pas pourquoi mais je me sens un peu fatiguée… Pourtant, je n’ai pas fait grand-chose ! »
À peine quelques minutes de repos et elle repartait en campagne dans sa cuisine, à l’assaut de la deuxième partie des réjouissances : le repas de fête proprement dit. Le ragoût de pommes de terre d’abord, parfumé au paprika et à la coriandre, laissé à mijoter des heures à petit feu (« Il faut que les pommes de terre soient fondantes », disait-elle) avant qu’elle y ajoute la viande qui absorberait doucement les saveurs des épices. Ensuite, le chou… Ah, le chou qu’elle laisserait en réduction sur le feu sept ou huit heures afin qu’il soit confit au moment du repas ! Je sens encore ce parfum si particulier qui nous saisissait lorsque nous arrivions chez elle, que l’on humait avec délices avant de sonner à sa porte, l’odeur de la fête, d’un repas convivial en famille avec ma mère, fière parmi ses enfants, emplissant les assiettes et s’inquiétant : « Comment vous le trouvez, cette année, le chou ? »
Et lorsqu’on lui demandait pourquoi on mangeait chaque année la même chose, elle souriait et nous avouait qu’elle ne savait pas, qu’avant elle sa mère et sa grand-mère avaient toujours confectionné ce repas pour la fête de Pourim. À ce moment-là, il y avait toujours un enfant, jamais le même, qui lui posait la question : « Au fait, Mamy, c’est quoi, la fête de Pourim ? »
Cette question, elle l’attendait avec une gourmandise manifeste dans ce regard que n’altéreraient pas les années. On eût dit qu’elle avait passé des jours et des nuits dans sa cuisine dans le seul but d’entendre l’interrogation de l’un de ses petits-enfants. Je sais aujourd’hui que, toutes ces dernières années, elle passait beaucoup de temps à en savoir plus, à enrichir le récit qu’elle allait nous en faire, prenant des notes pour nous transmettre son savoir et nous révéler un détail inédit qui allait relancer notre intérêt. La vraie nature de ma mère n’était pas dans le secret d’une sauce béarnaise incomparable mais dans la connaissance, l’histoire en particulier, dont elle était très friande. Ces soirs de Pourim, son visage s’illuminait alors, et, avec ses mots à elle, avec parfois ces tournures caractéristiques de livres qu’elle avait consultés et qui avaient le don d’agacer mon père, entre passé simple hésitant et imparfait du subjonctif parfois fantaisiste, elle entrait en scène. Elle reposait ses couverts, le silence se faisait autour de la table, et elle commençait, pour la trentième ou quarantième fois dans sa vie, d’une voix qui savait se faire tour à tour douce et violente, le récit du Livre d’Esther…
Écoutez-la :
« C’était il y a fort longtemps, 300 ans avant Jésus-Christ, une époque qui se perd dans la nuit des temps. Il existait alors un royaume qui s’étendait des contreforts de l’Inde aux confins du Koush, c’est-à-dire les trois quarts du monde alors connu. Il comportait 127 provinces sur lesquelles régnait un homme sage et bon, le roi Assuérus. Il avait bâti sa capitale à Suse, l’une des plus belles villes de son époque, dont malheureusement il ne reste plus rien aujourd’hui. Les ruines de Suse se
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